Contrechamp

Frêle équilibre entre sécurité et soins

Les malades psychiques en détention peuvent-ils se rétablir? Quid des perspectives de réinsertion? Ces questions sont délicates dans un contexte romand marqué par des affaires qui ont profondément influencé la perception des liens entre criminalité et santé mentale. Entretien avec Bruno Gravier, ancien chef du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires vaudois.
Frêle équilibre entre sécurité et soins
Bruno Gravier: «La crainte du risque de récidive l’a emporté sur toute autre considération.» KEYSTONE
Prison

Responsable fraîchement retraité du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires du canton de Vaud, le professeur Bruno Gravier a été engagé en 1991 afin de créer une unité de psychiatrie pour les détenus souffrant de troubles psychiques. Dans le cadre d’un interview publié par la revue Diagonales, il revient sur trois décennies de développement progressif des soins en prison, analyse le glissement sécuritaire observé depuis une quinzaine d’années et relève que la prison peut aggraver des troubles existants.

D’abord médecin en France, vous êtes arrivé en Suisse au début des années 1990. Dans quelles circonstances?

Bruno Gravier: En 1990, alors que j’étais médecin cadre dans le service de psychiatrie en milieu pénitentiaire des prisons de Lyon, le responsable de la psychiatrie vaudoise m’a contacté afin de créer une unité de psychiatrie pour les détenus souffrant de troubles psychiques et d’ouvrir une consultation psychiatrique ambulatoire dans les prisons préventives vaudoises. J’ai été engagé en avril 1991. A l’époque, tout était à créer: seuls quelques médecins vacataires et trois infirmiers dispensaient des soins dans l’ensemble du canton. En 1992, nous avons pu ouvrir une unité de treize places à la prison de Lonay fonctionnant en hôpital de jour. Dans un second temps, une réflexion a été initiée par le Conseil d’Etat pour réunir toutes les activités médicales, psychiatriques et somatiques des prisons du canton en un seul service. En 1995, le Conseil d’Etat a décidé de créer le Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires (SMPP).

Quelle était sa mission principale?

Le service nouvellement créé a pu coordonner l’action d’équipes médicales sur différents sites, sans toutefois disposer de tous les moyens voulus en raison du contexte budgétaire. Le SMPP a obtenu un statut de service rattaché d’abord aux Hospices cantonaux, puis au CHUV. Il dépend actuellement du Département de psychiatrie. La psychiatrie était considérée comme prioritaire et s’est développée sur le modèle hospitalier. Les soins somatiques étaient assurés par des médecins indépendants qui consacraient une fraction de leur temps à l’activité médicale en prison. Le Conseil d’Etat m’avait demandé de ne pas modifier ce second système afin de ne pas créer de conflit avec la Société vaudoise de médecine (SVM). L’intégration de ces deux aspects de la médecine dans un seul service s’est cependant effectuée de manière paisible et fructueuse.

Quelles ont été les étapes ultérieures?

En 1998, grâce aux réallocations Orchidée, nous avons pu développer des soins, en prison et en ambulatoire, pour les personnes ayant commis des délits à caractère sexuel. Le SMPP s’est notamment inspiré de programmes mis en œuvre au Canada. L’année 2000 a été marquée par l’ouverture d’une unité thérapeutique aux Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe (EPO). Conçue pour accueillir quatorze détenus, elle n’a jamais, faute de moyens suffisants, pu prendre en charge plus de huit détenus.

Puis l’année 2004 a vu la création de la CIC.

Effectivement. La CIC [Commission interdisciplinaire consultative concernant les délinquants nécessitant une prise en charge psychiatrique] a été créée cette année-là, en nous inspirant, entre autres, de ce que j’avais vu fonctionner quand je travaillais à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal. A l’époque, la situation des détenus sous le coup d’une mesure pénale n’était pratiquement jamais réévaluée, et aucune procédure n’existait pour cette évaluation, hormis quelques expertises ponctuelles. La CIC a visé à pallier ce manque.

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«Les personnes souffrant de maladie psychique ne commettent pas plus de délits que le reste de la population» Bruno Gravier

Composée initialement de deux psychiatres, d’une assistante sociale, d’un psychologue et d’un juge cantonal, la CIC assumait deux missions principales: d’une part, donner un préavis aux autorités pénitentiaires et judiciaires sur une éventuelle ouverture du régime de détention et, d’autre part, superviser les suivis psychiatriques. Ce second aspect s’est effacé à la suite de l’entrée en vigueur de la révision du Code pénal de 2007, qui a privilégié l’évaluation de la dangerosité des détenus et élargi la composition de la CIC avec la participation du chef du Service pénitentiaire et d’un représentant du Ministère public. La CIC n’a qu’un caractère consultatif, et non décisionnaire. On l’oublie trop souvent.

Les mesures thérapeutiques étaient-elles déjà appliquées sur le plan national?

Oui. Elles existent depuis la création du Code pénal en 1937, mais elles étaient en voie de disparition. La révision de 2007 leur a donné une nouvelle impulsion; elle prévoit, notamment avec l’article 59, le traitement institutionnel des délinquants souffrant de maladie psychique. L’objectif du législateur était de permettre une sortie plus rapide de prison pour un délinquant qui acceptait de s’engager dans une démarche thérapeutique. Dans les faits, la privation de liberté d’un détenu sous article 59 est souvent très largement supérieure, en termes de durée, à la peine à laquelle il a été condamné.

Pourquoi?

Les peines privatives de liberté, d’une durée généralement inférieure à celles qui sont infligées dans les autres pays européens, sont suspendues lorsqu’un article 59 est prononcé. De plus, le prononcé d’une mesure de durée indéterminée permet de prolonger une détention si, d’une part, les autorités d’exécution des peines estiment que le détenu présente encore un danger pour l’ordre public et si, d’autre part, l’application d’une mesure thérapeutique en milieu carcéral peut contribuer à réduire sa dangerosité.

Assiste-t-on à un glissement sécuritaire?

Oui, très clairement. Les autorités pénales et pénitentiaires privilégient la dimension sécuritaire que peut apporter la prolongation de la privation de liberté au détriment de la visée réhabilitative du traitement qui devrait permettre une réinsertion plus rapide. Il est aussi plus risqué de se tromper sur un pronostic favorable que sur un pronostic défavorable. Dans le doute, la poursuite de la privation de liberté est privilégiée.

Un tournant a eu lieu avec l’acceptation, en février 2004, de l’initiative populaire intitulée «Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés dangereux et non amendables». Elle a inscrit, dans les représentations du public et du monde politique, la prison comme un lieu de privation de liberté de longue durée, et non comme un passage vers la resocialisation et la réhabilitation. La crainte du risque de récidive l’a emporté sur toute autre considération…

Autre choc en 2010, avec l’affaire Skander Vogt.

L’affaire Skander Vogt, tragiquement décédé en prison après avoir bouté le feu à sa cellule, nous a beaucoup marqués. Skander Vogt était sous le coup d’un internement au sens de l’article 64 du Code pénal qui l’avait privé de liberté plus de dix ans, alors que la peine initiale était de quelques mois. Cette affaire a cristallisé les incompréhensions autour du traitement de la maladie et des troubles psychiques en prison. Elle a aussi mis en lumière le caractère très sécuritaire des mesures. Le Conseil d’Etat vaudois a alors alloué quelques moyens supplémentaires, au demeurant globalement insuffisants, pour le traitement des détenus souffrant de troubles psychiques et s’est engagé à créer une véritable structure hospitalière pour ces détenus dans les prisons vaudoises. Plusieurs projets ont été envisagés, pour l’instant restés lettre morte, malgré des besoins criants.

Les affaires Adeline et Marie ont ensuite échauffé les esprits.

Les milieux médicaux, et en particulier psychiatriques, ont dû faire face à de violentes attaques, alors que les détenus concernés n’étaient pas sous mesure thérapeutique et que, dans aucun des deux cas, le secret médical n’était en cause. Les autorités concordataires romandes ont demandé aux cantons romands de légiférer pour restreindre le secret médical en prison. Tous l’ont fait de manière diverse. Récemment, le canton de Genève est d’ailleurs revenu sur cette modification législative pour rétablir le secret médical en prison. Grâce à une intense concertation, le parlement vaudois a adopté un texte mesuré: il rappelle que le secret médical reste la règle et précise les cas d’exception.

Pourquoi le secret médical est-il si crucial?

Comment voulez-vous qu’un médecin puisse soigner un patient et aborder la part sombre de son histoire et de sa personnalité si ce dernier n’ose pas se confier en toute confiance? Je tiens à rappeler un point essentiel: le rôle du thérapeute est de soigner; il n’est pas l’expert qui évalue la responsabilité et la dangerosité d’un détenu.

Existe-t-il une autre problématique «explosive» à l’heure actuelle?

Il y en a plusieurs. Je pense notamment à la question du paiement d’une partie des soins médicaux par les détenus, demandé maintenant par les autorités pénitentiaires, qui s’opposent ainsi à un point fondamental des Règles Nelson Mandela de l’ONU, auxquelles la Suisse adhère pourtant.

Les zones carcérales des postes de police constituent aussi un problème aigu; 30 à 40 personnes peuvent y être détenues pour des durées allant jusqu’à un mois, alors qu’elles ne devraient pas y rester plus de 24 heures. Les conditions de détention, régulièrement dénoncées, y sont médiévales et ont été reconnues comme illicites par les tribunaux. Les personnes qui y ont été détenues en conservent un vécu particulièrement traumatique.

La prison et l’enfermement sont-ils compatibles avec une logique thérapeutique?

La prison n’est pas un milieu adapté pour prendre en charge la maladie psychique, même si, dans certains cas, elle est indispensable pour protéger la société et souligner les interdits. La prison est un lieu pathogène en soi qui peut aggraver des troubles existants. On vieillit beaucoup plus vite en prison!

La maladie psychique augmente-t-elle la probabilité de commettre des délits?

Les personnes souffrant de maladie psychique ne commettent pas plus de délits que le reste de la population. De nombreux travaux scientifiques l’ont maintenant démontré.

Article paru dans Diagonales n° 132, dossier «malades et en prison», novembre-décembre 2019, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap).

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