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«Ecouter, c’est déjà presque écrire»

L’intellectuel colombien Alfredo Molano s’est éteint le 31 octobre. Sociologue, journaliste et écrivain, il s’est consacré à l’étude des phénomènes sociaux et économiques affectant la vie des paysans.
Hommage

«Ecouter et écrire sont des actes jumeaux qui conduisent à la création. La connaissance n’est pas le résultat de l’application de quelques règles scientifiques, sinon un acte inspiré dont l’origine est hors de ma portée mais dont je me dois d’être responsable.»

Surnommé El Caminante (le marcheur), Alfredo Molano (1944-2019), grand intellectuel colombien ayant parcouru à pied, à cheval et en canot toutes les régions de son pays et lieux du conflit pour écouter et rapporter la parole de ses concitoyens, est décédé le 31 octobre dernier. Et d’un seul coup c’est un très long silence qui commence – le silence de tous ces Colombiens vivant dans les lieux les plus inaccessibles du pays, à la rencontre desquels il n’a cessé d’aller tout au long de sa vie pour faire entendre leurs paroles à travers ses écrits, et qui ne pourront plus l’accueillir pour partager témoignages et récits avec lui.

Alfredo Molano se présentait tout à la fois comme sociologue et journaliste – un parcours exceptionnel, tant par la réflexion qu’il a menée jusqu’au dernier moment sur la Colombie, que par le sens concret de ses pérégrinations sans lesquelles aucun de ses livres n’aurait pu voir le jour.

C’est en cela, d’ailleurs, qu’il a vraiment incarné l’esprit de la faculté de sociologie de l’Université nationale de Colombie, son alma mater durant les années 1960. A cette époque, cette discipline est d’autant plus nouvelle que la faculté, fondée en 1959 par le sociologue Orlando Fals Borda, est pionnière pour tout le continent latino-américain. Des années plus tard, en 2014, alors que la même université lui remettait un doctorat honoris causa, Molano rendait hommage à ce haut lieu de la vie intellectuelle colombienne: «La faculté de sociologie bouillonnait d’idées (…) Nous cherchions la vérité dans tel quartier du sud de Bogotá ou dans quelque hameau du Boyacá où nous menions nos travaux de terrain, afin de tester les thèses de la sociologie académique, plutôt arides, à dire vrai. Cette distance s’est agrandie tandis que je reprenais contact avec la vision paysanne, cette brèche au travers de laquelle je continue de regarder le pays.»

Au début, il va travailler sur un projet de réforme agraire en parlant avec les paysans, survivants de la guerre civile déclenchée plus de quinze ans auparavant par l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitán le 9 avril 1948.

Or la sociologie colombienne est révolutionnaire. Sa méthode?  L’investigation-action participative: on aborde ses interlocuteurs non comme des «objets» d’étude mais comme des sujets de leur propre histoire, encouragés à devenir protagonistes de l’investigation aux côtés du chercheur, afin qu’ils contribuent à formuler les solutions à leurs problèmes économiques et sociaux. Pour cela, il faut donc savoir écouter et entendre la parole de l’autre.

Molano va alors commencer à publier des récits qui racontent, à la première personne, comme l’ont fait chacun des interlocuteurs présentés dans ses livres, l’histoire profonde du pays, ses rêves et ses cauchemars, en retranscrivant aussi toute la richesse du langage de ces mêmes paysans.

Cela lui vaut une bourse pour étudier en France, à la Sorbonne. Mais là, le verdict de Daniel Pécault, spécialiste de la Colombie qui règne sur le département où Molano est rattaché, tombe comme un couperet: «Dans ce qui est écrit, je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui est inventé.» Sans regrets, Molano tourne alors définitivement le dos aux universitaires pointilleux et assume totalement le style de son écriture et sa façon de travailler au plus près des communautés paysannes colombiennes – l’engagement de toute une vie.

En novembre 2017, il soulignait encore la méthode et le sens de ses livres: «J’ai continué à rapporter ces histoires avec les mêmes mots que ceux avec lesquels elles m’avaient été contées.» Pour lui, rendre compte des évènements tragiques de la Colombie, tels que relatés par les hommes et les femmes les ayant traversés, «sans préjugés, sans filtres, sans qualificatifs» permet d’aborder un moment historique, celui de «(…) l’heure du témoignage vivant pour raconter les morts».

Des paroles prémonitoires: peu après, il devient l’un des onze commissaires choisis pour présider aux travaux de la Commission de la vérité, une des institutions de justice transitionnelle mise en place par les accords de paix de 2016, qui devra rendre son rapport final en novembre 2021. Comment la disparition d’Alfredo Molano marquera-t-elle les travaux de la commission? Là aussi commence le long silence de son absence.

Notre invitée est journaliste internationale.

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