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Les misérables

Chroniques aventines

Le titre du roman de Victor Hugo paru en 1862 – Les Misérables – saisit par le croisement tendu de deux connotations: en effet, il peut à la fois se recevoir comme reflétant la réalité des pauvres gens mais aussi – en une manière de discours indirect libre – comme signifiant le mépris bourgeois pour cette classe jugée parasitaire et dangereuse. Hugo, bien sûr, déborde largement la stéréotypie et ne s’en tient pas à une description naturaliste; il livre une épopée à la fois sociale, politique, morale et philosophique.

Cela étant, toute œuvre faisant des pauvres son objet est menacée par l’écueil du misérabilisme, le fait de ne considérer que les manques et les déficits chez les personnes précaires ou par celui de la démagogie qui ne voit que ressources et potentiels chez les humbles. Qu’en est-il de Que sommes-nous devenus? l’opus du jeune réalisateur Simeon Brand récemment présenté par ATD Quart Monde à Fonction: Cinéma dans le sillage des actions genevoises de la Journée mondiale du refus de la misère? Ce documentaire voit Brand suivre ses parents – Anne-Claire et Eugen – sur plusieurs sites (Caen, Créteil, la Suisse) de leurs engagements passés en qualité de volontaires.

Affirmons-le d’emblée: l’attrait majeur du film ne tient pas à sa forme au sens stricte. La photographie n’est pas toujours parfaitement maîtrisée et l’œuvre pèche par défaut d’unité (le réalisateur apparaissant tantôt puis disparaissant; le rythme, le découpage temporel connaissant d’étranges variations, etc.). Sa séduction principale tient en revanche à son incontestable humanité (peut-être convient-il d’écrire: à sa modestie). On relèvera également une construction ouvrant de multiples dimensions: psychologique, culturelle, sociale et politique.

La psychologie par la délicatesse de l’interaction du fils et de ses parents joliment illustrée par le cadrage diagonal de cette triade en début de film, par les caractères (au sens d’un La Bruyère) exceptionnels des Nelly, Jean-Marc et autres militants d’ATD paraissant à l’image. La culture, ensuite, par l’abord de situations distinctes entre province et banlieue françaises d’un côté, réalité helvétique de l’autre. Perspective sociale, troisièmement, par le motif attendu et continu de la pauvreté. Perspective politique, enfin, par l’apparition en plusieurs endroits de représentants du pouvoir (jusqu’à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga) – nous évitant ainsi d’envisager les problématiques traversées sous un angle étroitement caritatif.

Fait considérable, contre toute vision exclusivement économiciste de la grande pauvreté, Que sommes-nous devenus? parvient à révéler combien l’injustice tient à l’être autant qu’à l’avoir, à certaines humiliations, à l’inutilité sociale autant qu’à une gêne financière.

Nous évoquions plus haut l’écueil du misérabilisme, un travers vite arrivé lorsqu’il s’agit de filmer la dèche et des corps opprimés, mal nourris et mal soignés. Brand nous paraît éviter cet achoppement de deux manières: d’une part, en prenant soin de retenir des moments voyant les protagonistes actifs, en lutte pour leur dignité et leurs droits; d’autres part en parvenant à faire de la parole l’acteur majeur de son œuvre.

L’«activisme» des militants se lit, par exemple, dans leur créativité, dans leur répartie face aux puissants, dans leur quête de réparation, de réhabilitation et, plus fort encore, dans leur aptitude à l’entraide, à la mutualisation de leurs énergies et de leurs expériences (on pense à la très belle séquence entre Jean-Marc et Kilian).

Les volontaires d’ATD sont eux-mêmes montrés dans le miroitement de leurs qualités: aptitude à écouter profondément, à parler simplement, sans pontifier et à attester avec précision de ce qu’ils apprennent des représentations et savoirs des usagères et usagers.

L’entame et la conclusion de Que sommes-nous devenus? se répondent d’une manière aussi piquante qu’inconsciente peut-être. La première scène se tient à l’Université populaire de Caen, en présence d’un conférencier représentant vraisemblablement la Macronie et venu vanter le mérite «considérable» de la réduction de la paperasserie attendue en contrepartie de certaines aides sociales peu ou pas revalorisées. L’intervenant commence par (con)descendre de son podium pour rejoindre et littéralement tâter le pouls du premier rang. Magnanime, il affirme l’universelle égalité de l’assistance: chaque être pèse ses mêmes «37 degrés» – une équation métaphorique qui n’a pas l’heur de convaincre ses vis-à-vis… Au terme du documentaire, nous nous retrouvons dans le modeste camping-car de Jean-Marc. Il explique à Eugen Brand les cent pas qu’il entreprend quotidiennement dans ce qui paraît dès lors une souricière. Puis Jean-Marc quitte le véhicule et, cigarette en main, fait quelque pas en direction d’un bois voisin. Il laisse derrière lui une bouilloire crépitante.

Incipit à température ordinaire, coda en ébullition – comme pour signifier la discrépance entre une bienveillance très superficielle et l’urgence sociale.
Loin du génie grandiloquent d’un Hugo, pas au niveau encore de l’engagement immense de ses parents, Simeon Brand force cependant notre respect par son humilité, par celle de sa caméra jamais impatiente. La ténuité de son attention fait basculer celle-ci du registre esthétique dans celui de l’éthique.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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