Contrechamp

Enfants boomerangs en quête de sécurité

Le retour d’un enfant adulte chez ses parents est une réalité de plus en plus fréquente. Les raisons, de nos jours, sont principalement économiques, mais aussi parfois liées à un problème de santé. Cette situation n’est pas forcément négative, car elle est révélatrice de la capacité d’entraide dans une famille.
Enfants boomerangs en quête de sécurité
Après avoir diminué durant la première partie du XXe siècle, la cohabitation intergénérationnelle est repartie à la hausse dans les pays occidentaux. (Photo prétexte). KEYSTONE
Société

On les appelle les enfants boomerangs. Ils ont pris leur envol, vécu de manière indépendante et, un jour, ils reviennent vivre chez leurs parents. La perte d’un emploi, une séparation, des difficultés financières ou émotionnelles les conduisent dans le foyer qu’ils pensaient avoir quitté pour de bon.

Le phénomène est peu documenté, notamment en Suisse, mais les études existantes livrent le même constat: après avoir diminué durant la première partie du XXe siècle, la cohabitation intergénérationnelle est repartie à la hausse dans les pays occidentaux. Les crises financières sont passées par là. Emplois précaires, loyers trop chers, dans bien des cas, le retour chez les parents s’impose comme la seule solution. Les chiffres articulés varient selon les pays. En 2005, une chercheuse étasunienne faisait état de 40% de jeunes revenant au domicile parental, contre 25% en France et 20% en Allemagne et en Suède.

La précarité en question

Jean-Marie Le Goff est chercheur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Démographe spécialisé dans les par- cours de vie, il explique que «le passage à l’âge adulte s’est allongé et diversifié. Si, dans les années 1950-1960, il était courant de vivre tous les événements marquants du passage à la vie adulte dans un nombre restreint d’années (autonomie financière, départ du domicile parental, entrée en couple et naissance du premier enfant), il existe aujourd’hui une très forte hétérogénéité dans cette transition». Et de poursuivre: «On peut s’attendre à ce que ce phénomène devienne encore plus fréquent dans une société où il y a de plus en plus d’incertitudes et où les parcours de vie sont de moins en moins linéaires.»

En Suisse, et dans les pays où le système d’apprentissage est fort, les jeunes acquièrent une autonomie assez tôt. Ils ont la possibilité de s’intégrer dans le marché du travail plus rapidement et d’accéder à l’indépendance. Culturellement et historiquement, il existe des différences entre les pays du nord et du sud de l’Europe, que l’on retrouverait dans l’évolution des enfants boomerangs.

Mais pour Jean-Marie Le Goff, il faut rester prudent: «J’ai tendance à penser que le prolongement de la vie des enfants chez leurs parents et le retour après une période d’indépendance sont plus liés à la précarité et à la vulnérabilité économique qu’à cette idée qu’on a de certains modèles familiaux», tels que l’image d’Epinal de la famille italienne où les enfants restent longtemps. Car c’est là où l’emploi et le logement sont les plus difficiles à trouver que les enfants boomerangs sont les plus nombreux.

Conseils pratiques

Passer des moments ensemble;
Partager les frais dans la mesure du possible;
Partager les tâches ménagères;
Respecter les espaces intimes;
Avoir le droit d’inviter des amis, et même la possibilité d’inviter quelqu’un pour passer la nuit;
Etablir un «contrat de cohabitation» qui définit les règles et clarifie ce qui se passe en cas de non-respect de celui-ci;
Si la cohabitation induit une souffrance: consulter un thérapeute familial pour dénouer les malentendus et apprendre à se parler ouvertement.

Source: Dre Catherine Torriani, psychiatre et thérapeute de famille.

Sécurité et soutien

Les séparations riment souvent avec «retour chez les parents». Parfois, les enfants adultes reviennent avec leurs propres enfants, ce qui amène trois générations à vivre sous le même toit. Ce sont les femmes qui se retrouvent majoritairement dans ces situations. Les logements bon marché manquent et les exigences des bailleurs en termes de garanties sont toujours plus élevées. «Beaucoup de femmes travaillent à temps partiel en Suisse. Cela augmente leur difficulté à trouver un appartement», explique Jean-­Marie Le Goff.

Mais pourquoi retourner chez ses parents, plutôt que chez des amis par exemple? «Les parents ne vont pas dire non, surtout si l’enfant est dans une situation de détresse. Ce sont même eux parfois qui lui proposent de l’accueillir», constate Jean-Marie Le Goff. Dès lors, quelles conséquences peut avoir cette situation imprévue et pas forcément désirée chez l’enfant adulte et chez ses parents?

Selon la Dre Catherine Torriani, psychiatre et thérapeute de famille à la Consultation psychothérapeutique pour familles et couples des Hôpitaux universitaires de Genève, «elles peuvent être aussi bien bénéfiques que sources de souffrances. Cela dépend entièrement de la raison du retour et des liens préexistants dans la famille. Car la question peut se poser à l’envers: en situation de vulnérabilité (séparation, perte d’emploi, maladie), l’enfant viendra chercher une sécurité et un soutien au sein du foyer parental.»

Entraide familiale

S’il éveille souvent un sentiment d’échec, tant pour l’enfant que pour les parents, le phénomène des enfants boomerangs peut aussi être considéré positivement. Repasser par le foyer parental permet aux jeunes de mûrir encore un peu, de se préparer plus solidement à un nouveau départ, entourés de l’affection de leur famille. La solidarité qui émane de ces situations révèle «un réel soutien intergénérationnel, qui permet même de renforcer les liens familiaux», d’après Catherine Torriani. Qu’en sera-t-il lorsque les enfants boomerangs auront eux-mêmes des enfants adultes sur le retour? «Les parents d’aujourd’hui ont souvent eu des parcours de vie plutôt linéaires et ont la possibilité économique de venir en aide à leurs enfants. Dans vingt à trente ans, ceux qui seront parents d’enfants adultes n’auront peut-être pas la possibilité économique de le faire. Il se pourrait alors que des contradictions émergent», prévient Jean-Marie Le Goff.

Cohabitation: le dialogue indispensable

A 19 ans, Martine part vivre dans une autre ville pour étudier à l’université. Cette prise d’indépendance ne se passe pas comme prévu. Martine fait une décompensation et doit être hospitalisée; elle souffre d’un trouble de la personnalité borderline. A sa sortie, elle retourne chez sa maman. Dans cet environnement où elle se sent protégée, elle reprend pied et refait des projets. Une année plus tard, elle tente un nouveau départ. Mais l’histoire se répète: «Je pensais que ça allait, mais ça n’était pas le cas. J’avais mis mes problèmes psy de côté et n’avais plus de suivi.»

Sa santé l’oblige à interrompre ses études et à retourner vivre auprès de sa mère. Martine mettra du temps à remonter la pente. «Je n’avais pas vraiment l’envie ni l’énergie d’aller mieux. Je souffrais d’addictions et me mettais en danger», raconte-t-elle.

Les années qui suivent sont chaotiques, mais cohabiter avec sa maman lui permet d’avoir un port d’attache et de ne pas se retrouver à la rue. «Ma maman a toujours été là pour m’aider si je le souhaitais. Elle ne m’a jamais mise au pied du mur ou accusée de ne pas en faire assez.» Petit à petit, son état s’améliore; après une nouvelle hospitalisation, elle parvient à reprendre en main sa vie et à regarder vers l’avenir.

Accompagnée dans son parcours de réinsertion professionnelle, elle esquisse de nouveaux projets et travaille actuellement dans une bibliothèque. Aujourd’hui, mère et fille cohabitent toujours et y trouvent toutes les deux leur compte. Leurs faibles revenus respectifs ne leur permettent pas pour l’heure d’envisager de vivre chacune de leur côté, et Martine ne souhaiterait pas habiter seule. «J’aurais peur de repartir dans mes travers et d’avoir à nouveau des comportements à risque», confie-t-elle.

Autre histoire: Michael et Nora emménagent temporairement dans la maison familiale, trois mois avant la naissance de leur premier enfant car Nora, qui y a vu le jour, souhaite y accoucher. De retour chez eux, le couple réalise à quel point il est difficile de se retrouver sans soutien, car ils habitent loin de toute famille. Nora obtient une bourse pour terminer sa thèse à l’étranger. Toute la famille passe une année en Angleterre, durant laquelle Michael s’occupe exclusivement des enfants – une deuxième fille est née entre temps. De retour en Suisse, ils choisissent d’aller vivre chez la mère de Nora. La configuration est plutôt confortable: «Nous vivons dans deux bâtiments distincts, avec un terrain en commun», explique Michael. La grand-maman garde les deux enfants une partie de la semaine, tandis que les parents travaillent à temps partiel pour pouvoir passer du temps avec leurs filles.

Le dialogue est au cœur de leur cohabitation: «Nous faisons des réunions régulières lors desquelles nous discutons autant des problèmes potentiels que des choses qui vont bien», relate Michael. Certaines règles ont également été établies, comme ne pas entrer chez l’autre à l’improviste et respecter les frontières personnelles. Le couple paie un loyer mais n’est pas pour autant maître des lieux. A terme, s’ils décident de rester là, ils se voient bien acquérir la maison. «Mais tout peut changer si par exemple une opportunité de travail se présente», confie Michael. «Nos filles sont très heureuses, elles bénéficient d’un cadre idyllique pour grandir, raconte-t-il. Et avec leur grand-mère, nous avons une vision semblable de l’éducation.» Et de conclure: «Vivre ensemble n’est pas facile au niveau personnel, mais cela permet un certain travail sur soi. On ne voit pas les fruits tout de suite, mais à la longue, cela enrichit la vie.» CVY

* Les articles ont paru dans Diagonales n° 131, sept.-oct. 2019, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

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