In Memoriam: Severino Maurutto (1940-2019)
Le syndicaliste Severino Maurutto est décédé à Genève en cette fin de mois d’août. C’était un être profondément intelligent, joyeux, goûtant chaque instant de vie, habité par une passion de la justice intraitable. Très jeune, il avait choisi son camp: celui des travailleurs. Italien, émigré, jeune mineur dans les charbonnages de Belgique, il avait fait l’expérience de la solidarité ouvrière, particulièrement développée chez les mineurs de fond, tous unis quelle que fût leur origine, Belges, Italiens, Polonais, Russes, Maghrébins…
L’injustice infligée à un autre provoquait en lui de terribles colères. Ouvrier aux Ateliers des Charmilles à Genève, la maltraitance de certains camarades, l’arrogance patronale lui étaient insupportables. Son statut était fragile. Mais il refusait de se taire. Il a organisé la résistance, s’est syndiqué, s’est battu pour changer les règles en matière de droits syndicaux des étrangers, pour des salaires dignes, pour l’égalité des salaires des hommes et des femmes. Il a participé à des grèves, il en a déclenché. Sa chaleur humaine, son courage, son rayonnement intellectuel étaient tels que partout où il appelait à la lutte, la majorité le suivait. Son engagement était nourri de son implantation dans le mouvement communiste à Genève, en Suisse, en Italie.
La grève des Ateliers des Charmilles de 1971 a été un tremblement de terre. Elle lui a valu un ordre d’expulsion de la part du Conseil fédéral, fidèle laquais de l’oligarchie capitaliste toutepuissante. Mais un vaste mouvement de solidarité et d’indignation, à Genève, en Suisse, en Italie et en Europe, a forcé le gouvernement à révoquer cet ordre d’expulsion.
Que de combats: Severino s’est dressé contre le mouvement raciste de James Schwarzenbach et contre ses deux initiatives abjectes «contre la surpopulation étrangère». Il a puissamment contribué à la consolidation des Colonie libere (colonies libres) en Suisse, qui ont donné aux travailleurs et travailleuses immigrés, exploités et discriminés, une identité et la capacité de l’action collective.
Il faut s’en souvenir: le détestable statut A, appelé statut du saisonnier, qui servait si admirablement le patronat helvétique, interdisait au saisonnier de vivre chez nous avec sa famille. Il était confiné pendant les onze mois de son séjour annuel en Suisse dans de sordides baraquements. Ses droits syndicaux étaient inexistants, son salaire minable, son statut social parfaitement discriminatoire.
Après des années de lutte, Severino et ses camarades des Colonie libere ont vaincu ce statut ignoble.
En 1991, j’ai publié mon livre La Suisse lave plus blanc. Il dénonçait le banditisme bancaire helvétique. La réaction de l’oligarchie a été violente. Attaqué en justice dans cinq pays, j’ai perdu neuf procès intentés par des mafieux de la finance, des avocats d’affaires, des spéculateurs immobiliers. En me faisant condamner au paiement de fortes sommes de dommages et intérêts, mes ennemis espéraient me faire taire à jamais.
Les élections nationales étaient proches. J’étais candidat. C’est alors qu’à Russin, j’ai reçu un appel de Severino. Il m’a dit: «Jean, il ne faut pas te laisser abattre. Je te propose de créer un comité de soutien pour ta réélection. C’est la seule réponse que méritent les banquiers.»
Severino a organisé son comité en militant disposant d’une exceptionnelle expérience stratégique et tactique. Je ne le connaissais que de réputation. Mais là, je l’ai vu à l’œuvre. Je vous le garantis, c’était formidable!
Nos ennemis disposaient de capitaux presque illimités, de relations multiples dans la presse et les autres médias. Ils ont engagé des officines spécialisées dans la diffamation et les attaques ad personam de leur cible.
Nous, on n’avait rien. Pas d’argent, ni même l’appui du Parti socialiste (qui considérait que j’exagérais dans mes critiques). Mais nous avions Severino! Son intelligence politique subtile, son sens du moment juste pour entreprendre telle ou telle démarche, sa faculté de formuler des arguments avec un impact sidérant. Sa capacité à anticiper les initiatives de l’adversaire a fait merveille.
Nous avons gagné. J’ai été élu et j’ai pu continuer, à Berne, ma lutte pour la transparence démocratique et contre la toute-puissance de l’oligarchie. Grâce à Severino.
Le combat le plus extraordinaire, le plus profondément impressionnant de Severino a été d’un tout autre ordre: celui qu’ensemble, avec Viviane et leur famille, ils ont mené pour la vie de leur fils. Sandro attendait désespérément un nouveau cœur pour vivre. Avec un courage inouï, il a subi de très longues périodes d’opérations, de douleurs et d’angoisses terribles, où tout semblait perdu. De ce combat victorieux, Sandro a rendu compte dans un livre: Au plus profond de mon cœur bat un étranger (Librairie Albatros, 2016).
L’amour maternel et paternel, leur présence de tous les instants, leur acharnement, leur espérance, et le formidable courage de Sandro ont produit ce miracle.
Severino a été un communiste convaincu, dès sa prime jeunesse. Il appartenait à une génération qui a vu s’effondrer partout dans le monde – notamment en Italie – le mouvement communiste. Mais Severino respirait l’espérance. Il disait et vivait cette évidence: ce ne sont ni les Etats ni les partis politiques qui comptent finalement, mais les valeurs qu’ils ont, pour un temps, incarnées.
Ces valeurs de solidarité, de réciprocité, de complémentarité entre les êtres et les peuples sont des conquêtes de civilisation. Elles ne meurent pas avec les institutions qui les ont portées. Des hommes et des femmes les incarnent, les font vivre et les rendent immortelles. Severino était de ces hommes-là.
Jean Jaurès a écrit: «La route est bordée de cadavres. Mais elle mène à la justice.» Severino en était convaincu: l’histoire a un sens et ce sont les hommes qui la font.
Le grand poète Pablo Neruda, ami de Salvador Allende, comme lui assassiné en 1973 par les fascistes de Pinochet, dit des communistes:
«Vous allez voir combien nous sommes et comptons/Vous allez voir combien nous sommes et serons/Nous sommes l’argent pur de la planète/Le véritable minerai de l’homme/Nous incarnons la mer qui ne cesse jamais,/Le rempart de l’espoir/Une minute d’ombre ne nous rend point aveugles/Et aucune agonie de nous fera mourir.»