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Une vision dépassée du développement

La coopération en 2021-2024? «Une mauvaise approche face à de vrais problèmes!» Selon Philippe Cullet, spécialiste en droit international et de l’environnement, le rapport de la Confédération qui marque l’orientation stratégique de l’aide au développement vise surtout à promouvoir des intérêts économiques privés, au détriment de l’environnement.
Une vision dépassée du développement
Philippe Cullet: «C’est le terme même de développement qui est problématique car il implique que certains pays sont ‘en développement’, et par conséquent essayent de rattraper deux qui sont ‘développés’.» Photo: Smog toxique à New Delhi, en Inde, novembre 2018. KEYSTONE
Suisse

Le rapport de la Confédération sur la coopération internationale 2021-2024 trace les grandes lignes de la politique d’aide au développement proposée pour les années qui viennent. Il présente malheureusement une vision obsolète du développement, une conception restrictive des questions environnementales et un repli sur la promotion d’intérêts économiques privés.

La définition du développement qui assimilait croissance économique et développement a depuis longtemps été discréditée. Cependant, pour le rapport sur la coopération, la croissance économique et la création de marchés sont des objectifs prioritaires en matière de coopération, comme le reflète la section sur l’Afrique sub-saharienne dont l’ambition est limitée à la promotion du développement économique.

Il s’agit d’une erreur fondamentale, car c’est en premier lieu ce modèle même de développement qui est en cause. Il est responsable de la catastrophe écologique qui nous menace et du creusement inquiétant des inégalités depuis la fin de la guerre froide, dont l’Inde offre un excellent exemple, avec une forte croissance économique allant de pair avec une forte augmentation des inégalités. C’est le terme même de développement qui est problématique car il implique que certains pays sont «en développement», et par conséquent essayent de rattraper deux qui sont «développés». La première priorité devrait donc être de repenser la notion de développement, comme précondition à la mise en place d’une politique de coopération pour la deuxième décennie du XXIe siècle.

L’environnement: une priorité centrale escamotée

Le rapport fait une place importante à l’environnement qui est au centre du second objectif de la politique proposée de coopération. Le rapport constate sans surprise que les défis actuels «nécessitent une action collective» mais évite les questions importantes qui se posent dans un contexte Nord-Sud. Concernant les changements climatiques, il ne fait par exemple aucune distinction entre les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et les mesures nécessaires pour faire face aux dommages causés par les catastrophes liées aux changements climatiques, auxquels de nombreux pays du Sud peinent à faire face. Le rapport ne fait non plus aucune mention des transferts de technologie nécessaires pour que les pays du Sud soient en mesure d’éviter, par exemple, une augmentation de leur utilisation d’énergies fossiles.

Le deuxième aspect mentionné dans l’objectif environnemental est la gestion durable des ressources naturelles, sans référence à leur conservation. Le biais est donc clairement établi: dans ses rapports avec les pays du Sud, la Suisse est intéressée par les possibilités d’exploitation des ressources naturelles et non pas par la nécessité de les préserver. La réponse à cette critique est censée être qu’on parle d’exploitation «durable», ce qui implique une exploitation qui n’épuise pas les stocks de ressources naturelles, mais en laisse suffisamment pour les pays concernés et les générations futures. Cependant, dans le cas de nombreuses ressources naturelles, on a dépassé le stade où une exploitation durable est possible. Par ailleurs, pour toutes les ressources naturelles non-renouvelables, il n’est pas possible d’avoir une exploitation qui satisfasse à une quelconque définition de durabilité, à part celles qui sont tellement proches du business as usual qu’elles ne peuvent pas être prises au sérieux d’un point de vue environnemental.

Le fait que l’environnement soit réduit aux «ressources naturelles» est aussi symptomatique de la perspective extractiviste du rapport. En effet, pour la grande majorité des acteurs impliqués dans le «développement», le terme ressource naturelle est synonyme de marchandises négociables, comme le pétrole et le gaz. Le problème est qu’il y a eu une rapide expansion de ce qui peut être considéré comme ressource naturelle. Ainsi, alors que la nature n’était pas considérée comme ayant de valeur marchande jusqu’en dans les années 1980, on parle maintenant couramment de «capital naturel». Cette transformation a maintenant été étendue à l’air, la seule substance qui semblait encore complètement hors des circuits marchands. L’air est maintenant vendu en bouteille, y compris par des entreprises suisses qui espèrent trouver un marché dans les grandes villes des pays du Sud où l’air est de plus en plus irrespirable.

Le traitement réservé à l’environnement ne répond donc pas du tout aux enjeux auxquels nous faisons face. Cela ne répond ni aux besoins des populations des pays du Sud, ni aux intérêts de la Suisse, à part certains intérêts économiques. Cette frilosité en matière de questions environnementales est d’autant plus surprenante que la Constitution reconnaît le développement durable comme un des buts principaux que la Confédération doit favoriser. C’est ce même développement durable qui guide la politique internationale de développement à travers les Objectifs de développement durable.

Dès le départ, le développement durable était censé promouvoir une vision renouvelée du développement où les aspects sociaux et environnementaux seraient aussi importants que les questions économiques. Il est vrai que cet idéal n’a jamais été réalisé et l’introduction de la notion d’économie verte au sommet Rio+20 en 2012 a contribué à (re)cimenter la priorité de l’économie qui n’avait jamais disparu. Cependant, même si une dilution du concept est visible au cours du temps, il n’en reste pas moins la marque la plus visible de l’impossibilité de considérer un développement qui ne va pas au-delà de considérations économiques.

Le problème est que les impacts de plus en plus visibles des changements climatiques confirment, s’il en était besoin, le bien-fondé de perspectives mettant en avant les liens entre environnement et développement. La différence principale entre la situation qui prévalait au moment de la parution du rapport de la Commission Brundtland en 1987 et aujourd’hui est que l’humanité sait désormais qu’elle fonce dans un mur. Le message sur la coopération est donc particulièrement inapproprié, en particulier dans un contexte où la Suisse se présente comme un modèle en ce qui concerne la protection environnementale au niveau national et comme un acteur engagé au niveau international. Une politique de coopération progressiste qui met les considérations environnementales, plutôt qu’économiques, au cœur de son action est d’autant plus vitale que la Suisse n’est pas en mesure de contrecarrer les effets négatifs de la dégradation de l’environnement global seule, et que sa légitimité au niveau international est liée à des politiques cohérentes du niveau local au niveau global.

Vers un retour à une vision solidaire du monde

Dans un monde où le multilatéralisme est sous pression, il est impératif que la Suisse utilise sa politique de coopération pour renforcer le message de solidarité qui est à la base même de son action. Malheureusement, le rapport va à l’encontre de ce qui devrait être la priorité de la Suisse, soit un message de générosité avec les pays du Sud.

Il est impératif de maintenir une différenciation de principe stricte entre la promotion de l’économie suisse et les actions de solidarité internationale. En proposant une refonte de cette distinction, le présent rapport va brouiller les cartes et transformer la coopération en un véhicule pour la promotion d’intérêts privés. Il s’agit là d’un détournement de l’esprit de la Loi fédérale sur la coopération et des idéaux de la Constitution.

Par ailleurs, la Suisse étant un des pays les plus riches de la planète, il est moralement inacceptable de subordonner notre action de solidarité à des intérêts économiques. Ceci est d’autant plus inacceptable dans un contexte où la Suisse ne brille pas par sa générosité, n’ayant de loin jamais atteint le chiffre de 0,7% du PNB pour son aide, alors que c’est le cas depuis longtemps dans certains pays nordiques et que le Royaume-Uni s’est même doté d’une législation qui contraint le pays à maintenir son aide à ce niveau.

La Suisse peut faire nettement mieux. Son niveau de développement humain (numéro deux derrière la Norvège) confirme qu’elle se doit de donner l’exemple aux autres pays du Nord. La solidarité dont il est question ici n’est pas une question théorique: Entre 1990 et 2014, l’indice de développement humain pour les pays à développement humain très élevé s’est accru de 0,801 à 0,896 (pour la Suisse de 0,831 à 0,930) alors que pour les pays à développement humain faible, il ne s’est accru que de 0,368 à 0,505. Les pays les moins avancés n’ont donc presque pas réduit l’écart qui les séparait des pays les plus riches. Ceci, alors que les pays du Nord affirmaient déjà, au moment de la mise en place de l’OMC en 1995, que le traitement préférentiel n’était plus nécessaire parce que les pays du Sud étaient capables de lutter à armes égales avec les pays riches. Quelques pays du Sud ont bien crû rapidement depuis les années 1990. Cependant, pour la majorité des pays du Sud, il n’y a aucune raison de se réjouir. C’est pour ces pays que la coopération suisse reste cruciale.

Dans ce contexte, une politique de coopération qui donne ouvertement une place la promotion d’intérêts privés est une politique de repli centrée sur des intérêts économiques à court terme. Cela ne revient pas à dire que la coopération ne peut pas avoir répercussions positives pour la Suisse. En fait, une coopération basée sur la solidarité est par exemple très favorable à l’image de la Suisse au niveau international. Ces effets positifs ne doivent cependant en aucun cas devenir la raison d’être des interventions de la politique de coopération.

L’auteur est professeur de droit international et de l’environnement à SOAS University of London et directeur du Centre de recherche en droit international de l’environnement (IELRC) à Genève, pcullet@soas.ac.uk

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