Le théâtre juge les écocides
Maria Lucia Cruz Correia n’est pas la première à transformer la salle de spectacle en salle d’audience. Les metteurs en scène suisses Milo Rau (procès des Pussy Riots, tribunal du Congo) et Yan Duyvendak (Hamlet accusé d’homicide), lauréat du Grand Prix suisse de Théâtre 2019, ont déjà expérimenté ces formes théâtrales.
série d’ÉtÉ: AnthropocÈne (6/7)
Alors que l’incidence humaine sur la biosphère n’est hélas plus à prouver, d’aucuns suggèrent de baptiser notre ère géologique «Anthropocène». Cet été, Le Mag examine comment la culture raconte ou reflète cette réalité, tente de lui trouver des solutions ou au contraire participe au problème. CO
L’activiste et performeuse portugaise est en revanche animée par le désir de faire reconnaître les droits de la biosphère, qui passe par la levée de l’impunité des multinationales impliquées dans sa destruction.
Pour cela, l’écocide (contraction d’écosystème et de génocide) devrait être reconnu comme un crime, au même titre que le crime contre l’humanité, le génocide, le crime de guerre et le crime d’agression. Sa non-inscription dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, plus haute instance juridique, empêche de juger les responsables d’innombrables «crimes contre l’environnement».
En attendant, des tribunaux populaires remplissent ces fonctions, comme celui du Roundup, tristement célèbre pesticide de Monsanto, auquel a assisté Maria Lucia Cruz Correia en 2017 – elle a aussi participé à plusieurs COP.
Pollution en Amazonie
En juillet 2018, après vingt-cinq ans de procédure, l’Equateur a condamné Chevron-Texaco à une amende record de 9,5 milliards de dollars pour l’une des pires pollutions en Amazonie, l’équivalent de trente marées noires (notre article du 30 juillet 2018).
Maria Lucia Cruz Correia s’est rendue dans le pays, le premier à avoir inscrit les droits de la nature dans sa constitution en 2008. Elle a mené des investigations à Sarayaku et dans la région de Lago Agrio, ainsi qu’à Standing Rock aux Etats-Unis, auprès des Lakotas en lutte contre la construction d’un pipeline.
L’affaire est toutefois loin d’être finie pour les communautés autochtones de l’Amazonie équatorienne car le géant pétrolier, qui y a retiré ses actifs, ne compte leur verser aucun centime de réparation. Mais quid des atteintes au fleuve Amazone lui-même? Comment faire entendre ses droits au cœur d’un tribunal?
La pièce Voice of Nature: The Trial (La voix de la nature: le procès) de Maria Lucia Cruz Correia propose une nouvelle forme de tribunal où l’on tente de représenter une entité non humaine comme la nature.
Quant à l’humain, «il est difficile de prouver que l’industrie pétrolière a des effets à long terme sur sa santé, déplore-t-elle. Mais les cancers sont légion en Amazonie équatorienne. Le plus souvent, les juristes n’ont pas les preuves des atteintes causées par la pollution pétrolière, qui peuvent entraîner la mort des années plus tard.»
Pas au service du capitalisme
Maria Lucia Cruz Correia commence à s’intéresser aux problématiques environnementales lorsqu’elle s’installe en Belgique, il y a une dizaine d’années, après avoir quitté son Portugal natal, originaire d’un petit village côtier. Elle y étudie le design graphique et réalise vite qu’elle ne souhaite plus concevoir des projets qui servent l’économie marchande. Le changement est radical.
«Lorsque je me suis formée au design, j’étais au service du capitalisme. J’ai décidé de changer de cap pour trouver davantage de liens entre la nature et l’humain, et arrêter de créer des produits supplémentaires qui alimentent notre système de consommation», dit-elle au bout du fil.
Sensibilisée aux crimes environnementaux et à la pollution de l’air en milieu urbain, elle entame ses recherches artistiques sur l’anthropocène, dont Voice of Nature: The Trial est la dernière production. La pièce est créée au cœur d’un ancien tribunal de Gand, dans le cadre du Same Same but different Festival.
Réformer le système judiciaire
«J’ai entamé mes recherches pour la pièce il y a deux ans et travaillé avec des juristes en droit de l’environnement et des spécialistes de la justice réparatrice.» Maria Lucia Cruz Correia avait collaboré avec Polly Higgins, l’une des rares juristes environnementales, qui a lutté pour la reconnaissance de l’écocide, décédée récemment. Sur place, à Nyon, elle s’est associée à des avocates qui participent à sa pièce (lire interview).
Si les compagnies pétrolières contactées n’ont pas souhaité répondre à ses questions, l’artiste-activiste se félicite aujourd’hui des incidences concrètes qu’a pu avoir sa pièce en Belgique. Le principe d’écocide vient d’être intégré au sein de la faculté de droit de Gand, et un réseau de recherches sur la justice réparatrice et l’écocide s’est constitué au sein de l’institut de criminologie de Louvain.
Voice of Nature: The Trial, représenté pour la première fois en Suisse, aura lieu ce week-end dans l’ancien tribunal du Château de Nyon, dans le cadre du far° festival des arts vivants. La performeuse propose une refonte même d’une cour de justice «qui en général ne sert pas les intérêts des victimes de crimes écologiques, ni ceux des activistes s’efforçant de défendre les droits des victimes, eux-mêmes traduits devant les tribunaux et accusés d’être des leaders d’organisations criminelles». Qui sont les vrais criminels? Comment réformer le système judiciaire? Des questions soulevées par Voice of Nature: The Trial.
Voice of Nature: The Trial, sa et di, 19h, Château de Nyon, far°, www.far-nyon.ch