Égalité

Le corps de la victoire

De plus en plus de femmes trans* jouent dans les équipes sportives féminines. Et posent des questions sur la juste évaluation des performances. Éclairage socio-historique.
Le corps de la victoire
L’athlète trans* néozélandaise Laurel Hubbard lors des championnats du monde d’haltérophilie de 2017, en Californie. KEYSTONE
Transidentités

«Le sexe est un continuum modulable à l’infini», expliquait l’anthropologue Anne Fausto- Sterling. Les personnes intersexes le prouvent, la binarité sexuelle est construite par la société. Mais il est un domaine où le corps n’échappe toujours pas à cette bicatégorisation: le sport. La dernière pratique sociale avec le cinéma où femmes et hommes concourent de manière séparée.

Depuis les années 2000, plusieurs femmes trans* ont remporté des compétitions dans les équipes féminines, comme l’haltérophile Laurel Hubbard, la bodybuildeuse Mary Gregory ou encore la cycliste Rachel McKinnon. Leurs victoires sont huées par le public et critiquées par certaines sportives. Est-il injuste de faire concourir femmes trans* et cisgenres dans la même catégorie? Que penser des tests de féminité imposés – inexistants – pour les hommes? Et faut-il accepter une forme de loterie naturelle selon les atouts des athlètes?

«Les institutions sportives produisent de la différence»

A l’origine, les instances dirigeantes sportives ont créé les catégories féminines en partant du principe que les femmes sont naturellement inférieures aux hommes. Il s’agissait de leur «laisser une chance». Les femmes ont d’abord été cantonnées aux sports dans lesquels elles pouvaient exprimer «leur élégance naturelle», comme le tennis ou le tir à l’arc. Il faut attendre les années 1930 pour qu’elles accèdent aux disciplines olympiques. Mais les gagnantes deviennent très vites suspectes aux yeux des institutions sportives: pas assez de poitrine, trop grandes, trop poilues. Elles sont soumises aux critères normatifs de la féminité, à l’opposé de la constante quête de performance dans la discipline.

Dès 1964, la Commission médicale du Comité international olympique (CIO), créée en premier lieu pour lutter contre le dopage, s’institue comme une véritable «police du sexe». Elle met sur pied les premiers «tests de féminité». Ils consistent en une analyse chromosomique de toutes les participantes. «Le monde du sport s’est aperçu que l’intersexuation existait», relève Anaïs Bohuon, socio-historienne et professeure à l’Unité de formation des sciences et techniques des activités sportives de l’université Paris-Sud. Face à cette impasse, la Commission cherche à établir une définition du sexe pour maintenir la bicatégorisation. Sans succès. Ces examens systématiques sont abandonnés en 2000.

Un nouveau paradigme émerge dans les discours des institutions: ce ne sont plus les chromosomes qui définissent le «sexe sportif», mais les hormones. Une «vraie» femme est une femme dont le taux de testostérone, qui joue un rôle crucial dans la construction musculaire, reste dans les moyennes définies médicalement.

Le taux de masculinité

C’est sur la base de ce postulat qu’a été établi le consensus de Stockholm sur l’intégration des transgenres ratifié par le CIO en 2004. Le consensus dresse les conditions auxquelles les femmes trans* peuvent participer aux compétitions féminines. Exigence non négociable: suivre un traitement hormonal qui maintiendra leur taux de testostérone en dessous de 10 nanomole par litre de sang (nmol/L).

«Un taux de testostérone qui est d’environ 1,5 nmol/L chez les femmes et jusqu’à 30 nmol/L pour les hommes», explique Nelly Pitteloud, cheffe du département d’endocrinologie du CHUV. Après traitement, la testostérone varie entre 1,5 nmol/L et 9nmol/L dans le sang des femmes trans*.

Ces moyennes statistiques éclipsent doublement la réalité. D’une part, certaines femmes présentent des taux de testostérone plus élevés que ceux des hommes. Ensuite, parce que de nombreux facteurs génétiques sont à prendre en considération, comme la manière dont le corps la métabolise. La testostérone est perçue comme l’hormone masculine par excellence. Pourtant, «c’est le discours scientifique qui associe un genre aux mécanismes physiologiques, soulève le philosophe Paul B. Preciado, dans l’émission Les couilles sur la table1>Episode n°41, Les couilles sur la table, Cours particulier avec Paul B. Preciado: https://www.binge.audio/cours-particulier-avec-paul-b-preciado-2-2/. Peut-on vraiment dire que la testostérone est masculine si les femmes en produisent?»

Concurrence déloyale?

Aux yeux de certaines sportives cisgenres, les femmes trans* représentent une concurrence déloyale. Martina Navratilova, l’ex-joueuse de tennis tchécoslovaque avait qualifié leur participation de «triche». Le taux de testostérone est perçu comme un «avantage naturel» qu’elles ne pourront jamais développer. Mais selon Solène Froidevaux, doctorante en études genre et en sport à l’université de Lausanne, aucune étude ne prouve le lien entre production hormonale et performance. De plus, chaque sport a ses propres exigences. La musculature optimale pour l’haltérophilie ne sera pas la même que pour l’athlétisme.

Plusieurs autrices féministes estiment que le taux d’hormones est un avantage au même titre que la taille ou le poids. L’ampleur de la polémique est surtout révélatrice du niveau de contrôle du corps féminin. «Les prouesses des sportifs sont, elles, louées et non remises en question», explique Anaïs Bohuon. Le nageur Michael Phelps, champion le plus titré de l’histoire des jeux olympiques produit moitié moins d’acide lactique que les autres athlètes. L’endurance quasi surhumaine de Roger Federer a toujours été admirée. «Les institutions pourraient également demander aux sportifs de réguler leurs potentiels avantages physiques», martèle la socio-historienne. Les résultats reposeraient donc sur une loterie naturelle. «L’égalité des chances que le monde du sport prétend offrir est illusoire», conclut-elle.

La performance sociale

Si ce n’est par le taux de testostérone, comment expliquer l’écart entre performances féminines et masculines? «Il ne faut pas nier la biologie, mais lui apporter une dimension sociale», explique Solène Froidevaux. La sociologue relate l’étude sur un entraîneur d’aviron. Alors qu’il encourageait ses équipes masculines d’un: «Dépassez-vous!», il demandait aux femmes de s’arrêter lorsqu’elles arrivaient au bout de leurs limites. Les statistiques révèlent aussi que les hommes se blessent plus, et que leur taux de mortalité pendant l’exercice d’un sport est plus important. «Ils ont été socialisés à prendre des risques, ce qui joue sur les records», explique Solène Froidevaux.
Selon les recherches de la sociologue, de nombreuses sportives arrêtent de se muscler par peur d’être jugées trop masculine. Elles se privent ainsi de performances corporelles plus importantes. «Les injonctions sur la ‘bonne féminité’ pèsent sur les athlètes.» En outre, la supposée infériorité physiologique féminine est aussi maintenue par les infrastructures. Les institutions sportives mettent en place des conditions de compétition différentes. Les épreuves ont été allégées en termes de poids ou réduites en termes de distance. Les femmes jouent trois sets au tennis et les lancés de poids leur sont restreints à 4kg. Si les échelles ne sont pas identiques, les résultats des femmes ne peuvent pas s’aligner sur ceux des hommes.

Quid des hommes trans*

Et les hommes trans* alors? Silence médiatique. Ils semblent bénéficier de la sympathie des autres participants et des institutions sportives. Le consensus de Stockholm ne prévoit d’ailleurs aucune restriction ou mécanisme de contrôle à leur encontre. Pour une raison simple: ils ne gagnent pas. Pour Solène Froidevaux, «en restant en bas du classement, ils confirment la bipartition de genre». Leurs performances valident la croyance sociale selon laquelle les hommes sont toujours supérieurs physiquement aux femmes.

Dépasser la catégorisation binaire

La séparation des sportifs entre équipes féminines et équipes masculines porte préjudice aux personnes intersexes et aux personnes trans*. C’est ce qu’affirme Andria Bianchi, dans son article Les femmes transgenres dans le sport. L’autrice propose de nouveaux systèmes de catégorisation qui pourraient être mis en place par les institutions sportives. Elle avance l’idée d’un «système avec handicap», qui existe déjà dans l’équitation. Chaque participant se verrait retirer des points à son résultat final en fonction de ses avantages naturels. Mais cette solution ne fait pas consensus. «C’est paradoxal: alors que le sport se base sur la performance, on pénalise celles qui excellent», analyse Solène Froidevaux, doctorante en genre et en sport à l’université de Lausanne.

Autre proposition: classer les participants selon leur taux de testostérone. A nouveau, pour Solène Froidevaux, cette solution n’est pas convaincante: «La performance ne s’explique pas que par la physiologie, mais aussi par la socialisation».
Retour au nœud du problème. L’éducation différenciée entre filles et garçons serait la première bataille à mener avant d’échafauder une réforme des institutions sportives. En proposant de multiples modèles corporels aux enfants, ils apprendraient que tout leur est possible. Les entraînements mixtes permettraient à chaque équipe de développer des talents considérés comme l’apanage de l’autre sexe. «Pour y arriver, les entraîneurs devraient développer des coachings inclusifs en restant sensibles aux manières dont filles et garçons ont été socialisés», commente la doctorante. Les exemples de compétitions et d’entraînements mixtes sont d’ailleurs rares. «Ils existent pour l’équitation ou pour la voile, lorsque c’est l’animal ou l’objet qui est au service de la performance», poursuit-elle. Peut-être reste-t-il à s’interroger sur l’origine de la peur d’une comparaison corps à corps. XENIA VILLIERS

Notes[+]

*L’astérisque inclut toutes les identités de genre qui transgressent les normes binaires.

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