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Self-tracking: un plus pour la qualité de vie?

Une aide médicale au quotidien et une optimisation de la santé: telles sont les promesses du selftracking, l’autocontrôle à l’aide d’appareils pouvant mesurer notre condition physique.
Santé

L’idée générale derrière le self-tracking («automesure» ou «autodépistage», en français), c’est d’améliorer la qualité de la vie en récoltant une série de données sur son état physique: rythme cardiaque, durée et qualité du sommeil, taux de glucose, niveau d’oxygène dans le sang, etc. Originaire des USA, le self-tracking suscite au départ seulement l’intérêt de quelques ultrageeks. Il décolle réellement à la fin des années 2000, grâce au développement de la technologie, qui propose des appareils toujours plus efficaces et plus simples d’emploi, dont les smartphones et leurs applications. Le marché du self-tracking connaît aujourd’hui un essor gigantesque. Il s’est multiplié par dix en quatre ans, passant de 3,5 milliards en 2014 à près 35 milliards en 2018.

Le self-tracking a servi d’abord aux sportifs qui cherchaient à définir et à analyser leur activité. Avec un capteur de battements cardiaques, une puce GPS et un podomètre, les bracelets numériques s’imposent comme l’outil parfait pour le joggeur amateur ou professionnel. «Je l’utilise avant tout comme un indicateur quand je vais courir, mais il ne me pousse pas à la performance», confie Guillaume, un participant de la course de l’Escalade 2018, qui a terminé le parcours en moins de trente-cinq minutes.

En 2010, le QoL Lab (Quality of Life Laboratory) a ouvert à l’université de Genève, sous la direction de la chercheuse Katarzyna Wac. Le laboratoire utilise les objets et les applications de l’industrie (Nokia, Samsung, Google…) pour récolter des données qu’il ordonne ensuite et cherche à rendre pertinentes. «Le but est de mettre sur pied un modèle qui mesure différents aspects de la vie au quotidien et qui puisse ainsi suivre l’évolution de la qualité de la vie des personnes», explique Katarzyna Wac. Il devrait permettre d’obtenir des feed-back sur les traitements médicamenteux ou sur la vie après une opération. Il devrait aussi servir à la prévention et à la prédiction de certaines maladies. «L’avantage du self-tracking aujourd’hui, c’est qu’il fait appel à des objets vraiment peu intrusifs qui ne demandent pas beaucoup de connaissances, de rigueur ou d’attention de la part de l’utilisateur, car presque tout est automatisé», explique un collaborateur, Alexandre De Masi.

Du côté sportif, Bastien Presset, chercheur à l’Institut des sciences du sport à l’Unil, remarque que «les objets de selftracking touchent déjà un nombre important de sportifs naturellement disposés à garder un œil sur leurs performances. Sociologiquement, ce sont les personnes déjà soucieuses de leur qualité de vie qui se tournent vers cette pratique». Mais il ne faudrait pas croire que cette offre répond simplement à un besoin naturel. Cette nouvelle technologie pousse aussi vers un certain contrôle de soi, avec des effets positifs et négatifs. «Certaines assurances-maladie proposent déjà des bonus pour les personnes qui effectuent un certain déplacement; si cela peut paraître une incitation à une vie plus saine, on entrevoit aussi une forme de stigmatisation sociale et une responsabilisation forcée de l’individu qui pourrait se retourner contre lui, dans un certain futur», ajoute Bastien Presset.

Le self-tracking semble bénéfique lorsqu’il permet de répondre à certains problèmes impliquant une gestion de soi, comme pour les sportifs d’élite ou les malades. On peut citer le G6 de Dexcom, qui offre aux diabétiques la possibilité de connaître leur taux de glucose de manière précise et à n’importe quel moment.

En parallèle se présente tout un univers flou entre santé et médecine, où les données sont informatives mais aussi incitatives. A l’extrême, le self-tracking devient une sorte d’obsession hygiénique du contrôle et de l’accumulation. A ce stade, il risque de mener à un manque de sens où les individus se rattachent à une nébuleuse de chiffres désincarnés, à l’instar de l’Américain Chris Dancy, autoproclamé «homme le plus connecté de la terre», qui, à force de tout mesurer, a sombré dans la dépression… Sans parler pour autant de transhumanisme, on a ici affaire à une démesure de contrôle, une sorte de dédoublement virtuel de l’existence. En voulant maîtriser son identité, l’individu n’en fait qu’une copie numérique, une sorte d’ombre digitale porteuse d’un idéal impossible à atteindre.

Paru dans Diagonales n° 129, mai-juin 2019, revue de GRAAP-Fondation.

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