L’expropriation comme solution à la spéculation?
Berlin connaît une croissance démographique ininterrompue depuis le milieu des années 2000. Entre 2009 et 2019, la population est passée de 3,36 millions à 3,72 millions d’habitants: une croissance de 10%, en grande partie due à l’immigration. Cette tendance ne semblant pas devoir faiblir, la spéculation immobilière fleurit. Conséquence: sur la période 2009-2019, les loyers ont doublé.
Une forte mobilisation citoyenne s’est mise en place pour protester contre les hausses de loyer, la gentrification qu’elles entraînent, et la privatisation de biens et espaces publics. En 2014, la privatisation partielle de l’ancien aéroport de Tempelhof a été refusée par référendum; entre 2016 et 2018, les oppositions à l’établissement d’un campus de Google dans le quartier branché de Kreuzberg ont poussé l’entreprise à abandonner le projet; début avril, 35’000 personnes manifestaient sur Alexanderplatz, au centre-ville, contre la hausse des loyers. Aujourd’hui, le débat s’est intensifié et propose de revoir les règles fondamentales du marché du logement.
L’initiative «Deutsche Wohnen & co enteignen» («exproprier la Deutsche Wohnen & co») fait les gros titres en Allemagne comme au niveau international. Et pour cause: dans sa formulation actuelle, l’initiative vise à contraindre la ville à racheter de force les logements des régies immobilières gérant plus de 3000 appartements. Au centre des critiques se trouve la régie Deutsche Wohnen (DW), leader du marché immobilier, dont plus de la moitié des 110 000 appartements berlinois proviennent des privatisations de 2004-2006.
La DW cristallise toutes les tensions parce qu’elle passe pour être l’un des «gros requins» de l’immobilier de la capitale. Au-delà du salaire de 4,5 millions d’euros de son directeur et de la hausse de 9% des dividendes (actuellement à 1,98%) votée en 2019, ce sont les méthodes de l’entreprise qui éveillent l’indignation. Hausses injustifiables des loyers, travaux d’entretien bâclés ou ignorés, intimidations, spéculation: la longue liste des reproches a poussé de nombreux locataires à s’organiser, de manière indépendante les uns des autres, contre la régie.
La DW remplit ainsi le rôle de symbole du capitalisme néolibéral, et agit comme figure rassembleuse pour le comité de l’initiative «Deutsche Wohnen & co enteignen». Celui-ci a six mois pour récolter 20 000 signatures et présenter le texte à l’exécutif de la ville, qui doit contrôler sa constitutionnalité. Si le texte est admis, le comité d’initiative a à nouveau quatre mois pour rassembler 170 000 signatures et obtenir une votation populaire dans les quatre mois. Potentiellement, Berlin pourrait donc voter dans l’année à venir.
L’initiative est prise au sérieux, parce que son texte relativement peu clivant fédère autant les partisans de la gauche radicale que des citoyens plus centristes placés dans les difficultés financières ou face à un déménagement forcé aux marges de la ville par la hausse des loyers. Dans les milieux conservateurs, l’initiative «Deutsche Wohnen & co enteignen» éveille les angoisses. Un contre-argumentaire est répété en boucle: l’initiative est pêle-mêle qualifiée d’anticonstitutionnelle, de retour à une dictature communiste, de dangereuse pour l’attractivité de Berlin, de gouffre financier pour la ville.
Sur la question du logement, le milieu de l’immobilier a désormais perdu le contrôle de l’agenda. Les régies immobilières sont sur la défensive, et promettent déjà de faire leur possible pour empêcher ou retarder l’entrée en vigueur de l’initiative, si celle-ci devait être acceptée. Que l’initiative aboutisse ou non, un signal fort est lancé au politique: il ne suffit plus d’intervenir en bout de chaîne, comme avec la régulation d’AirBnb. De larges couches de la population attendent des mesures concrètes et immédiates.
L’auteur est un historien romand établi à Berlin.