Quand la prison tue l’espoir
Le 12 février 2019, un détenu vaudois que nous appellerons Kevin 1>Ce prénom d’emprunt est celui utilisé par Fati Mansour dans ses articles des 20 mars 2018, 25 octobre 2018 et 21 février 2019 parus dans « Le Temps », en parlant de ce même détenu., que la plateforme Infoprisons avait rencontré quelques temps plus tôt au pénitencier de Bellevue, à Gorgier (NE), comparaissait devant le Tribunal correctionnel d’Yverdon. Cet homme de 37 ans a été condamné en Angleterre, en 2008, à quatre ans et huit mois de prison pour une tentative de meurtre sur sa compagne. Ayant demandé en 2009 à pouvoir purger sa peine en Suisse pour se rapprocher de sa famille, il n’est transféré qu’en 2013. A cette date, il a purgé ses cinq ans de prison et il espère une libération rapide. C’est sans compter une peine de sécurité prononcée par le juge anglais, que les autorités vaudoises traduisent par une mesure d’internement de durée indéterminée, sans nouveau jugement. C’est d’autant plus cruel que le Royaume-Uni a entre-temps abrogé le système des peines de sécurité, ce qui signifie qu’il aurait pu être libéré s’il était resté en Angleterre.
L’internement, une mesure démesurée
Le Tribunal fédéral ayant estimé que les procédures de décision ne s’étaient pas déroulées correctement, Kevin a fait l’objet de deux expertises psychiatriques, d’évaluations de la commission de dangerosité vaudoise (Commission interdisciplinaire consultative, CIC), et de divers rapports, sans jamais avoir été entendu. C’est donc après dix ans d’enfermement, en ce 12 février, qu’il a pu pour la première fois s’expliquer devant un tribunal suisse, à qui il a demandé, avec l’aide de ses avocats, la levée de l’internement au profit d’une mesure thérapeutique en milieu ouvert (lire ci-dessous «A propos des sanctions»).
Plusieurs éléments, dans le parcours de cet homme, semblent s’être déroulés à rebours du bon sens. Incarcéré d’abord à Bochuz (à Orbe, VD) puis à La Stampa (Tessin), il croit à un heureux changement en 2016 quand l’Office vaudois d’exécution des peines, sur préavis de la commission d’évaluation (CIC) décide un transfert à Bellechasse (FR), avec un régime plus souple. Retournement de situation au printemps 2018 quand les autorités changent d’avis: on l’envoie au pénitencier de haute sécurité de Bellevue. Pour Kevin, le choc est douloureux: «une plongée dans l’abîme!». Alors qu’il a pu, à la prison de la Stampa, commencer des études universitaires en philosophie et réussir ses premières évaluations, son transfert à Gorgier a brutalement mis fin à ce cursus. Plus question de suivre des cours. Dans l’impossibilité de passer ses examens, il perd les deux crédits qu’il avait obtenus. Au parloir du pénitencier, il exprime de façon inquiétante son désespoir. Il parle de «tirer la prise» car il se dit «au bout de ce qu’on peut attendre de la vie».
La méfiance du Ministère public
Depuis son retour en Suisse, il n’a jamais eu le moindre allègement. Pas davantage de «plan d’exécution de la sanction», comme on dit, fixant des étapes comme autant de jalons vers un futur atteignable («Pour les internements, on n’en fait pas», m’explique une responsable de l’exécution des peines, comme si, pour ceux-là, il n’y avait simplement pas d’avenir). Kevin est confronté à une régression, dans une incertitude totale. «L’incertitude est le propre de la mesure», fera remarquer sèchement, à l’audience, la représentante du Ministère public.
Les deux expertises psychiatriques qui ont été ordonnées se sont révélées relativement convergentes sur le diagnostic (troubles de la personnalité narcissique), pas trop éloignées l’une de l’autre sur l’existence d’un risque de récidive, mais diamétralement opposées dans leur conclusion: maintien en haute sécurité pour l’une, poursuite de l’évolution amorcée en thérapie dans un établissement ouvert pour l’autre. Se confronter aux risques pour apprendre à les gérer, reprendre les études, avancer, c’est ce que recommande le deuxième expert. En présence d’une telle divergence, la décision des juges est implacable, comme s’il s’agissait d’une loterie truquée: «si c’est pile, je gagne; si c’est face, tu perds!». Dans le climat qui règne aujourd’hui sur le champ pénal, la hantise du risque fait préférer l’enfermement au progrès, le temps arrêté plutôt que la réinsertion.
Pour changer de régime carcéral, «il faudrait que la thérapie ait apporté une importante amélioration du pronostic», remarque, méfiante, la représentante du Ministère public. Or un condamné à un internement n’est pas censé suivre une thérapie. Elle ne refuserait pas d’envisager un élargissement progressif, mais sans quitter la prison «pour ne pas déstabiliser son état psychologique». C’est pourtant maintenant, dans son incertitude totale, que Kevin est profondément déstabilisé. Faire état d’un risque de récidive constant, alors que rien n’est proposé pour avancer, n’est-ce pas une escroquerie? En l’occurrence, c’est Kevin lui-même qui s’est volontairement engagé dans une démarche thérapeutique, mais la procureure met en doute sa sincérité et le soupçonne d’adopter une attitude d’hyper-adéquation à ce qu’on attend de lui, voire de mimétisme. «Vous pouvez avoir des doutes, concède-t-il, mais moi je sais que je ne referai plus jamais ça». A l’évocation de son crime, il fond en larmes. Cela aussi, c’est du mimétisme?
Dominer sa violence
Le Tribunal veut savoir comment Kevin se comportera s’il a une relation avec une femme: saura-t-il à l’avenir dominer sa peur d’être abandonné, sa violence? «Oui, mais avec des garde-fous», répond l’intéressé. «Ça peut prendre des années!», assène le Président d’un ton péremptoire. «Ça prendra toute la vie», rétorque Kevin. Quand on entend la procureure égrener méthodiquement le chapelet des risques potentiels, on en vient à se demander qui d’entre nous passerait cet examen-là. L’insistance suscite le malaise, comme si rien ne pouvait la convaincre qu’un avenir sans crime est possible. On se prend à penser aux cas «ordinaires» de violence conjugale, quand la procédure pénale est interrompue pour permettre aux époux de se remettre ensemble, sans que le conjoint violent ne soit tenu de suivre une thérapie. Mais pour Kevin, aucune promesse, aucun effort ne semblent pouvoir le rendre crédible: coupable pour sa vie entière, sans rémission.
Une semaine après l’audience, le jugement est tombé: la mesure d’internement est levée au profit d’une mesure thérapeutique en milieu fermé. Grosse déception pour tous ceux qui espéraient un progrès substantiel vers une institution ouverte. «Pourquoi tous les éléments positifs visant à l’élargissement du régime n’ont-ils pas été inclus dans la décision?», se désole Kevin. On dirait qu’il «est évalué à travers des rapports et non comme personne», déplorent ses proches. Quand l’horizon se dégagera-t-il? Nous voulons croire que Kevin, que nous avons vu désespéré mais aussi combatif, ne «tirera pas la prise» et qu’il saura faire appel à son potentiel d’intelligence et de cœur pour se reconstruire malgré les obstacles.
On ne peut pas faire la loi sans s’intéresser à son application
Les politicien-ne-s qui, dans la tiédeur calfeutrée des salles de commission, échafaudent les lois seraient bien inspirés d’aller constater sur le terrain l’usage qui en est fait. C’est particulièrement le cas pour les articles du code pénal concernant les mesures thérapeutiques et l’internement. Ce dernier suscita bien des critiques lors des débats entre 2001 et 2007. Une minorité des élu-e-s refusait qu’on juge voué à l’échec un traitement qui n’a jamais été tenté. Elle n’a pas été suivie. Par ailleurs, l’article 64 CP parle d’un «grave trouble mental chronique», ce qui n’est pas le cas de Kevin. Mais la majorité a décidé qu’il pouvait s’agir simplement des «caractéristiques de la personnalité», ce qui permet d’interner plus ou moins tout le monde. De plus, ceux à qui cette peine est infligée restent enfermés longtemps: moins de 2% de libération. Juridiquement, ce n’est pas l’internement à vie, mais ça revient pratiquement au même.
Quant aux mesures thérapeutiques, il était prévu au départ qu’elles ne puissent se dérouler que dans des établissements spécialisés. C’est la crainte des coûts engendrés par la nécessaire construction de tels établissements et leurs frais de fonctionnement qui a poussé la majorité du parlement à ajouter en cours de route la possibilité d’exécuter les mesures thérapeutiques dans des prisons fermées. La durée extensive de ces mesures, de cinq ans en cinq ans, contribue à la surpopulation carcérale et compromet leurs chances de succès. Pour qu’une thérapie fonctionne, les détenus qui s’y soumettent doivent, comme Kevin, se montrer avides de comprendre, de progresser, d’apprendre. Tous n’ont pas cette volonté-là. C’est peut-être la raison pour laquelle cette mesure est souvent désignée comme «le petit internement». ACMS/BT
A propos des sanctions
Mesures thérapeutiques, traitement des troubles mentaux (selon art. 59 CP):
• Cette sanction est prononcée lorsque l’auteur du délit ou du crime «souffre d’un grave trouble mental».
• Le traitement s’effectue dans un établissement psychiatrique ou d’exécution des mesures.
• Il peut aussi s’effectuer dans un établissement pénitentiaire fermé si on craint une récidive ou une évasion.
• Il s’effectue pendant l’exécution de la peine de prison.
• Cette mesure ne peut durer plus de cinq ans en principe, mais elle peut être prolongée de cinq ans en cinq ans.
Internement (selon art. 64 CP):
• Cette sanction est prononcée quand l’auteur a commis un crime avec grave lésion corporelle ou «une autre infraction passible d’une peine privative de liberté maximale de cinq ans».
• En raison des caractéristiques de sa personnalité.
• En raison d’un grave trouble mental chronique et si une mesure thérapeutique (art. 59) semble vouée à l’échec.
• L’internement est exécuté après la peine de prison. Il s’ajoute à la peine.
• L’internement est prononcé pour une durée indéterminée. ACMS/BT
Notes
Les deux auteur.e.s sont membres de la plateforme Infoprisons.