On nous écrit

Des conclusions bien pauvres

Ellen Hertz et Françoise Messant-Laurent réagissent à l’article de Pierre Rimbert «La puissance insoupçonnée des travailleuses» que nous avons repris du Monde Diplomatique et publié le 1er février.
Analyse

C’est avec grand intérêt que nous avons lu l’article de Pierre Rimbert sur la présence importante des femmes lors des manifestations des «gilets jaunes» qui ont animé la France ces dernières semaines, article qui dresse un bilan éclairant de la situation du salariat en France. Nous partageons le timide optimisme de l’auteur quant au potentiel des mouvements de femmes dans le renouvellement des mobilisations contre les formes actuelles du capitalisme néolibéral.

Nous déplorons, par contre, que l’article ne fasse aucune place à des écrits et à des actions féministes. M. Rimbert fait mine d’ignorer tout ce que les études féministes ont produit ces dernières décennies sur la féminisation de la pauvreté, sur les métiers du care (largement «flexibilisés» et féminisés), sur les processus sexués de «naturalisation» des qualifications nécessaires à l’exercice de ces métiers ainsi que sur les raisons pour lesquelles il demeure difficile de fédérer ces travailleuses autour d’actions collectives. Ajoutant à cette lacune, l’auteur choisit même d’ériger en figure exemplaire de la domination exercée par l’élite sur les classes populaires celle des «sociologues féministes» qui engageraient d’autres femmes comme aides à domicile. Rimbert montre ainsi qu’il est passé à côté de trente ans d’autocritique entreprise par les mouvements féministes, pour penser et confronter les contradictions internes qui les guettaient. Ils ont, à cet égard, forgé le concept d’«intersectionnalité» afin précisément de rendre compte des processus d’identification complexes (de sexe, de race et de classe) dans lesquels les femmes mais aussi les rédacteurs du Monde diplomatique se trouvent imbriqués.

Ces omissions et lacunes expliquent en large partie la pauvreté des conclusions que Rimbert tire des informations qu’il a judicieusement accumulées. Une analyse féministe permettrait d’aller au-delà des clichés patriarcaux, comme quand l’auteur conclut (sur quelle base?) qu’«on jugera volontiers irréaliste d’assigner à ces travailleuses qui cumulent toutes les dominations un rôle d’agent historique et une tâche universelle». Sait-il que la solution qu’il propose – que ces femmes se fassent «épauler» par le mouvement syndical – n’a jamais marché et ne marchera jamais, tant que les militants ne s’interrogent pas en profondeur sur la manière dont leurs actions reproduisent la division sexuée du travail au sein même de leurs mouvements1>Voir Patricia Roux et al., «Le militantisme n’échappe pas au patriarcat», 2005, Nouvelles questions féministes vol. 24, n° 3, pp. 4-16? Que pense-t-il de la récente grève en Espagne qui a réuni un million de femmes mais que les principaux syndicats ne soutenaient pas?

En somme, perpétuant une tradition vieille de quelques décennies2>Voir Christine Delphy, «Nos «amis» et nous», publié pour la première fois entre 1974-75, toujours d’une triste actualité, et disponible sur http://lmsi.net/Nos-amis-et-nous, la gauche radicale, dont font partie le comité éditorial et le lectorat du Monde diplomatique, devient beaucoup moins radicale quand il s’agit de d’affronter ses propres biais sexistes et ses aveuglements androcentriques.

Ellen Hertz, anthropologue, Neuchâtel, et Françoise Messant-Laurent, sociologue du travail, Lausanne

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