Contrechamp

Le monde du livre en pleine mutation

Une récente enquête chiffrée sur les ventes du livre en France entre 2007 et 2016 montre une recomposition du paysage littéraire, dont la profusion actuelle cache d’inquiétantes faiblesses. Eclairage de l’écrivain Jérôme Meizoz.
Le monde du livre en pleine mutation
On peut se réjouir de l’abondance éditoriale, des nouvelles maisons d’édition, des nombreux festivals littéraires (ici, le Livre sur les quais à Morges). «Mais cette diversité ne fait-elle pas diversion?» s’interroge Jérôme Meizoz. YVES LERESCHE
Edition

Le succès des festivals littéraires et le nombre croissant de lectures publiques, ces dernières années, s’accompagnent d’un discours optimiste sur le renouveau de la littérature et la vitalité du monde du livre en Suisse romande. Or, à y regarder de plus près, ces indicateurs pourraient avoir un autre sens. Pour le comprendre, il faut faire un peu d’histoire. Depuis les années 1830, la littérature évolue dans l’orbite des industries culturelles. Dès cette époque qui marque la naissance de la presse quotidienne à grand tirage, une partie de la production littéraire s’est alignée sur les exigences et les formats du journalisme, comme en témoigne l’immense succès du roman-feuilleton, par exemple Les Mystères de Paris (1842). Depuis lors, le poids des logiques financières n’a cessé de s’accroître.

Si le processus industriel est ancien, quelque chose de nouveau s’observe cependant depuis les années 1980: dans une édition de plus en plus concentrée entre les mains de grands groupes de presse, les exigences de rentabilité tiennent lieu de principal facteur de choix éditorial, comme l’ont montré André Schiffrin (2010) ou récemment Lionel Ruffel (2016)1>André Schiffrin, L’argent et les mots, La Fabrique, 2010; Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Verdier, 2016.. A cela s’ajoute une tendance plus récente, sensible depuis les années 2000: la crise de la librairie et la baisse des ventes de littérature générale.

Succès des feel good books

Le phénomène se confirme ces dernières années, avec l’imposante enquête statistique d’Olivier Donnat (2018), spécialiste des pratiques culturelles dans la France contemporaine. A la crise des ventes du livre, les éditeurs répondent par une multiplication des titres et une diminution des copies.2> Olivier Donnat, «Evolution de la diversité consommée sur le marché du livre, en France, 2007-2016», in Culture Etudes, n° 3, 2018, pp. -22, accès en ligne: bit.ly/2Un9gQj On lance plus d’ouvrages sur le marché, avec un très gros pourcentage d’échecs commerciaux, en espérant, comme aux feux d’artifice, l’ultime fusée qui illuminera toute la saison éditoriale. Le travail de visibilité autour des livres joue alors un rôle décisif, photos, booktrailers, influenceurs sur les réseaux sociaux, etc. Les livres s’ajustent aux exigences de la vidéosphère, calquées elles-mêmes sur des processus industriels qui relèguent au second plan la question de la valeur littéraire (ou, pour être plus précis, qui la redéfinissent selon d’autres critères). Nouvelle donne: en concurrence pour l’accès à des médias traditionnels en continuelle décrue (notamment la presse papier), les éditeurs tentent de mobiliser internet et les réseaux sociaux, dont le modèle viral touche des publics hors des cercles d’habitués (lire notre commentaire, ndlr).

En termes techniques, les économistes décrivent la concentration éditoriale actuelle comme un «oligopole à franges». De quoi s’agit-il? Le marché français se concentre aujourd’hui autour de trois mastodontes – Hachette, Editis et Madrigall (à savoir le groupe Gallimard-Flammarion) – capables d’inonder le marché et de faire largement parler de leurs publications dans les grands médias au détriment de plus petits éditeurs. Dans ce contexte, les ventes de littérature générale se sont émiettées et redistribuées entre 2007 et 2016, avec une diminution d’un tiers du nombre moyen d’exemplaires vendus par livre.

Le nombre de nouveaux auteurs a augmenté de 36% depuis 2007

Olivier Donnat note que la production dite médiane (celle des ouvrages vendus entre 10 000 et 99 000 exemplaires, assurant donc un revenu à leurs auteurs) s’est affaissée de 15%, alors qu’on assiste dans le même temps à une «une accentuation de la best-sellerisation»: la part des ventes des ouvrages mainstream continue d’augmenter pour atteindre les 38%.3>Macha Séry, «Des livres par-dessus le marché», Le Monde, 9 novembre 2018. De semblables tendances se remarquent sur le marché de la musique (quasi disparition du CD, inflation des concerts, etc.).

Pour le dire avec des exemples concrets, le recul des ventes des «classiques» (soit ici les ouvrages antérieurs au XXe siècle) se trouve compensé par le succès de romans contemporains désignés comme feel good books et liés au secteur en expansion du «développement personnel» (self-help).

Aux Etats-Unis, le best-seller désigne, depuis la fin du XIXe siècle, les ouvrages qui figurent dans les listes hebdomadaires des meilleures ventes. Le terme s’impose en France à la fin des années 1950, quand Robert Laffont crée la collection «Best-sellers» consacrée à la traduction de succès américains.4>Denis Saint-Jacques, «Best-seller», in Aron P., Saint-Jacques D., Viala A., Le dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, p. 48. Issu du vocabulaire de la vente, le terme y reste d’usage courant. De nos jours, la plupart des magazines professionnels comme Livres Hebdo, des hebdomadaires à large spectre et même la presse quotidienne proposent de telles listes, classées en général par genres. L’une des voies d’accès au statut de best-seller est justement l’obtention d’un grand prix littéraire national.

Or ces prix cherchent à s’adresser à un large public. Contrainte qui en vient à peser sur les modalités de la création. Ainsi, un auteur expérimental, très estimé mais aux ventes modestes, comme Pierre Guyotat (Tombeau pour cinq cent mille soldats, Gallimard, 1967), a obtenu le Prix Médicis 2018 pour un roman autobiographique, Idiotie, présenté par Le Monde comme «l’un [de ses] textes les plus accessibles» et désormais publié chez un éditeur à forte tradition commerciale, Grasset.5> «Le Prix Médicis décerné à Pierre Guyotat pour Idiotie», Le Monde, 6 novembre 2018.

A côté des trois grands groupes éditoriaux, on note l’émergence de nombreuses petites maisons d’édition dont la survie est statistiquement limitée, et qui contribuent à multiplier l’offre en librairie sans pour autant parvenir à développer leurs ventes. Sur cette lancée, le nombre de nouveaux auteurs a augmenté de 36% depuis 2007. D’après les chiffres d’Olivier Donnat, l’immense majorité de ces nouvelles publications n’atteignent pas les 100 exemplaires vendus… En outre, les maisons d’édition de petite taille tendent à se replier sur des niches thématiques ou communautaires, liées à des publics spécifiques (comme les presses universitaires, la littérature religieuse, les publications ésotériques, etc.).

Uniformisation de la production littéraire?

Dans une chaîne du livre frappée d’incertitude quant à la viabilité (marchande et esthétique) de ses produits, la manière d’évaluer et de sélectionner les ouvrages littéraires se modifie profondément. Le statut des gate-keepers traditionnels (critique littéraire, université, école, prix) se trouve profondément modifié, suscitant au passage des polémiques virulentes. Enfin, les nouvelles pratiques numériques pèsent sur un paysage de littérature générale marqué déjà par le reflux de la catégorie des «forts lecteurs».

Dans un tel contexte, on peut légitimement craindre une perte de la diversité créatrice, une uniformisation de la production littéraire autour du modèle commercial du best-seller, réglée sur le flair de faiseurs de goût (taste-makers) ou influenceurs privés, investissant les réseaux sociaux, voire bientôt déterminée par algorithmes…

Certes, on peut se réjouir de l’abondance éditoriale, des nouvelles maisons d’édition et des nombreux festivals littéraires. Mais cette diversité ne fait-elle pas diversion? L’extrême puissance des techniques de marchandisation de la littérature repose entre autres sur la curiosité sidérée de nombreux lecteurs devant les listes des «meilleures ventes». Dans cette situation, les réseaux sociaux peuvent-ils constituer un contre-pouvoir? Peut-être, mais nous n’avons encore guère de recul à ce sujet.

Pour l’instant, seuls les services publics (radio-télévision, bibliothèques, universités et écoles) et leurs efforts de médiation culturelle offrent des alternatives capables de garantir la diversité de la création ainsi qu’une démocratisation des biens symboliques sans céder à la démagogie consumériste si courante dans le secteur privé.

Notes[+]

* Ecrivain. Dernier ouvrage paru: La littérature «en personne». Scène médiatique et formes d’incarnation, Genève-Paris, Slatkine, coll. Erudition, 2016.

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