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«Merci d’avoir existé et de nous avoir fait exister»

Patrick Mohr livre un texte poignant rédigé à la mort de son père, le photographe Jean Mohr, décédé le 3 novembre. Nous en publions de larges extraits.
«Merci d’avoir existé et de nous avoir fait exister»
Jean Mohr et Tamsir, son dernier petit-fils, septembre 2018. P. MOHR
Hommage

Samedi 3 novembre, 3h du matin. Assis dans la chambre 103 de l’hôpital des soins palliatifs de Collonge-Bellerive.

(…) Papa, je suis à tes côtés et tu t’éloignes lentement, porté par un courant qui t’emmène loin de moi, de nous, du monde matériel.

Tes yeux fixent un horizon dont nous ne connaissons rien.

Ces yeux au regard si aigu qui ont traqué le moment juste, la bonne lumière, le bon cadrage, ces yeux perçants qui ont dévoilé le portrait intime de ceux que tu photographiais, au point qu’eux-mêmes parfois se sentaient mis à nu, d’une nudité bien plus grande que celle de l’absence d’habits.

Ces yeux maintenant fixent le néant, le vague; tu es entre deux mondes, ni tout à fait là, ni totalement absent. Tu dors les yeux ouverts. Mais dors-tu? Nous vois-tu? Où es-tu? Qui es-tu? Promenons-nous dans les bois…

Pas de Grand méchant loup à l’horizon… pas de «je mets mes chaussettes» et de courses effrénées, comme quand nous étions enfants. Pas de Faucheuse à l’horizon, pas de peur, ni d’angoisse. Juste le silence, ou non, le bruit de l’assistance respiratoire qui glougloute doucement comme un ruisseau de montagne… cette montagne qui t’est si chère.

Ta bouche, ce trou noir qui m’aspire, une bouche et des narines qui s’agrandissent. Des puits… Tes orbites et tes pommettes qui se creusent, comme si ton visage était aspiré vers l’intérieur. Ce visage aimé, si serein et moqueur parfois. D’une tendre moquerie, curieuse et taquine… Un masque figé, mais pas grotesque, ni effrayant, juste immobile, ou presque. Une faible vibration intérieure persiste.

Jamais je ne cesserai de cultiver le regard que tu m’as transmis, ce regard ouvert et profondément humaniste, discret et exigeant, humble et tendre… (…)

****

(…) Tu t’en vas si délicatement, sur la pointe des pieds, à l’anglaise, comme tu as vécu, sans fracas. Il est difficile de savoir le moment précis où tu as cessé de respirer. (…)

Tu t’en es allé brouter dans d’autres plaines, errer sur d’autres chemins, dans d’autres contrées dont on ne connaît pas le nom. Tu t’es lentement dissous dans le tout, ou dans le rien? Qui sont les mêmes facettes d’un univers qui nous dépasse. Hors des horaires, hors des montres, hors du temps, hors du cycle vie/mort-vie/mort… qui ne sont que l’ombre et la clarté d’une même image. Celle de nos vies fugaces dans l’infini de la création… Illusion???

Toutes nos existences, si pleines (trop pleines) de désirs, d’espoirs, de peurs et de tant d’émotions contradictoires, ne sont qu’un battement de cil, un battement d’aile éphémère.

La mort est un mensonge! La vie est un mensonge, ce sont deux sœurs jumelles qui appartiennent à un cycle qui nous dépasse. (…)

****

Mon cher Papa,

(…) Jusqu’à la fin tu as été admirable de courage, de dignité et d’endurance. (…)

Le jour avant ta mort, alors que je t’ai demandé comment tu avais dormis, tu m’as répondu cette phrase lumineuse: «J’ai été bercé par la constance de la douleur», et quand Tamsir t’a présenté le tigre que nous venions de dessiner pour toi en te disant «Tiens Nono, c’est un tigre fâché!», tu lui as répondu: «Il faut une très bonne raison pour qu’un tigre se fâche!» Tu t’es mis à parler par paraboles. (…)

Je t’aimais, je t’aime et je t’aimerais! Ça fait penser à de la variété française, ça peut paraître banal à dire, mais ça ne l’est pas. Surtout de la part de quelqu’un à qui tu ne l’as jamais dit et qui a dû ensuite laborieusement apprendre à oser l’exprimer. (…) C’est culturel, dans ta famille ça ne se faisait pas, et tu as hérité d’une sorte de pudeur germano-luthérienne, métissée avec le terroir calviniste. Tu m’as plusieurs fois parlé de ton incapacité de pleurer comme d’un handicap lourd à porter, et cette retenue te pesait parfois. Pourtant (…) je n’ai jamais douté ni manqué de ton amour (…).

Merci de m’avoir appris à savoir d’où souffle le vent, à reconnaître les traces des animaux, à récolter les baies sauvages et à distinguer la Lépiote élevée (délicieuse) de l’Amanite panthère (mortelle).

Ta douceur et ta retenue vivent en nous et nous allons les entretenir amoureusement comme le plus précieux des jardins. Que ton ultime voyage soit paisible! Que la route te soit légère! Tu nous ouvres une fois de plus le chemin, éclaireur de l’au-delà. (…)

Tu es en nous au plus profond et dans le plus intime de nos êtres. Vivant!

Comme tes images qui sortent du papier et nous dévisagent.

Merci d’avoir existé et de nous avoir fait exister.

Ton fils.

Patrick Mohr,
Comédien et metteur en scène, co-directeur du Théâtre Spirale

Genève, le 3 novembre 2018.

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