Prévenir la criminalité, oui. A quel prix?
Penser et agir de façon contraire aux droits fondamentaux est, du moment où l’on parle de prévenir la criminalité, de plus en plus normal, aussi bien au sein de la justice pénale que dans l’exécution des peines et des mesures. Cela concerne aujourd’hui principalement des personnes en marge – hooligans, auteurs de violence domestiques ou extrémistes politiques ou/et religieux, mais aussi celles et ceux que l’on appelle communément les fauteurs de trouble. Des personnes qui ont en commun l’hostilité qu’elles suscitent au sein de la société et le fait qu’elles n’ont pas accès au débat public. La tendance ouvre cependant clairement la porte à une société disciplinaire et de contrôle, sans parler d’une dérive sécuritaire déjà bien présente.
Toute puissante psychiatrie des algorithmes
La psychiatrie a toujours eu son rôle à jouer dans les procès pénaux et dans l’exécution des peines. De même, le risque de récidive a toujours fait partie des préoccupations de la société. Ce qui a changé, c’est que les pronostics des psychiatres ne constituent plus un élément parmi d’autres permettant d’évaluer la personnalité d’un-e criminel-le.
Aujourd’hui, les pronostics de dangerosité émis sur la base d’instruments standardisés fonctionnant avec des algorithmes sont au centre des décisions. Une fois saisies les données concernant le délit commis, certaines informations sur son auteur et le milieu duquel il provient, ces logiciels informatiques vont produire un profil de personnalité. Ce profil est ensuite analysé, toujours informatiquement, à l’aune des statistiques concernant les profils à risque de façon à produire une classification du degré de dangerosité de la personne étudiée. Celui ou celle qui répond aux critères statistiques se voit donc désigné-e comme pouvant potentiellement commettre à l’avenir des actes de violence. Ce sont les «personnes dangereuses».
Si l’on associe à cela le fait que, ces dernières années, la pression politique et populaire a transformé la réduction des risques et une stratégie assumée du risque zéro, l’on parvient au résultat que l’on connaît. Ainsi, des personnes détenues pour un délit se voient enfermées à durée indéterminée sur la seule base d’un pronostic de dangerosité.
En Suisse alémanique, la logique est d’ailleurs en passe de se systématiser. D’ici la fin de l’année 2018, chaque détenu se verra attribuer un pronostic de dangerosité au moment où il entrera en détention. L’instrument de ce screening est le ROS, abréviation de Risikoorientierter Sanktionenvollzug en allemand, ou «exécution des sanctions orientées vers les risques» en français. Les principaux instruments utilisés pour trier les condamnés, évaluer le risque qu’ils représentent et les besoins sur lesquels une intervention devrait se concentrer font partie de l’arsenal des méthodes actuarielles.
Or, un instrument actuariel ne peut qu’évaluer un risque statistique et non les dangers et les opportunités liés à chaque trajectoire individuelle. Il ne tient de fait pas compte d’un élément pourtant essentiel à l’homme, et qui constitue également la base des droits humains, à savoir la liberté d’action et de choix des êtres humains.
Cependant, ces considérations éthiques ne sont pas les seules à expliquer la méfiance de la Suisse romande et du Tessin vis-à-vis de ROS. Interrogé par la télévision alémanique, le secrétaire général de la Conférence latine des chefs de départements de justice et police, Blaise Péquignot, a relevé un autre point tout aussi problématique, à savoir le fait que l’analyse se fait à distance uniquement et sans aucun échange avec les personnes qu’elles concernent. «Chez nous, nous ne voulons pas que l’évaluation des détenus se fasse sur la seule base de données papier», a-t-il ainsi affirmé. Une discussion avec la personne concernée est nécessaire, ce que n’assure pas à ce stade ROS.
Registres des personnes dangereuses
Une autre voie déjà en place dans 11 cantons alémaniques est celle de la gestion des menaces au niveau cantonal. Elle a été mise en place pour lutter contre le phénomène bien réel de personnes connues des autorités judiciaires, mais que l’on n’arrive malgré tout pas à empêcher de commettre un crime. Son objectif a été repris dans le Plan d’action national de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent (mesure 14): «La gestion cantonale des menaces sur le plan institutionnel, le plus souvent placée sous la direction de la police, doit identifier suffisamment tôt le potentiel de danger que peuvent présenter des personnes ou des groupes, l’évaluer et finalement le désamorcer par les moyens appropriés».
A Zurich, où le système est en place depuis plusieurs années, on peut observer les implications concrètes du système. Ainsi, il y a dans ce canton près de 400 «personnes de contact» travaillant en réseau avec la police zurichoise et provenant des écoles, des administrations communales et cantonales, des autorités pénales, organes de santé, office des tutelles ou encore de l’aide aux victimes. Leur mission est d’observer leurs «clients» et de trier les observations qu’elles entendent rapporter à l’office cantonal de gestion des menaces au sein de la police zurichoise. Il peut s’agir aussi bien de menaces et de comportements violents, que simplement d’attitudes querelleuses, ou ressenties comme agressives ou conflictuelles. Se met alors en marche une machine similaire au ROS, où les profils des personnes distinguées se trouvent évalués par des machines en termes de dangerosité sans, qu’une fois encore, aucune discussion préalable n’ait lieu avec les premiers concernés.
C’est sur cette base que la police décide ou non d’intégrer ces personnes dans un registre des individus dangereux et d’entreprendre des mesures ultérieures, telles qu’une enquête préliminaire, ou une prise de contact «informelle». Lorsqu’on sait les faiblesses intrinsèques des instruments utilisés par la psychiatrie forensique et que l’on constate qu’à Zurich seulement, l’office pour la gestion des menaces traite chaque année 400 nouveaux cas et mène environ 300 «discussions informelles», l’on ne peut que s’inquiéter d’une dérive sécuritaire déjà en place. Par ailleurs, celles et ceux qui se trouvent dans les registres cantonaux y restent pour une décennie.
Le cas pas si particulier du terrorisme
La lutte contre le terrorisme a également accentué le phénomène sécuritaire. C’est à la Confédération que revient ici la compétence et sa stratégie est déjà extrêmement construite. Le Plan d’action national (PAN) pour prévenir et combattre la radicalisation et l’extrémisme violent, adopté en décembre 2017, relie entre eux la Confédération, les cantons et communes. Il comprend 26 mesures préventives. Certaines d’entre elles vont clairement dans la direction d’une dérive sécuritaire. La mesure n° 7 concerne l’«utilisation d’instruments de détection précoce». Ici aussi, il s’agit de logiciels dont les données seraient à utiliser sans restriction par les spécialistes et les différentes autorités (protection de la jeunesse, services sociaux, offices des tutelles, prisons et police). La mesure n° 8 veut quant à elle renforcer «des instruments d’évaluation et de gestion des risques dans l’exécution des sanctions pénales».
Le public cible de ce renforcement n’est autre que les «détenus des institutions de privation de liberté et personnes qui ont été condamnées à une sanction pénale», ce qui comprend également les personnes qui ont été uniquement amendées et n’ont jamais mis les pieds en prison. D’ailleurs, la mesure n° 14 prône clairement l’instauration de registres de personnes dangereuses dans tous les cantons. Enfin, la mesure n° 15 demande la création d’une «base légale pour l’échange d’informations relatives aux personnes et à des profils de personnalité entre autorités fédérales et cantonales ainsi que communales».
Ceci impliquerait que les informations récoltées dans les cantons sur les personnes supposément dangereuses circuleraient sans barrière à tous les échelons des différentes autorités et ceci de façon tout à fait légale. Alors que nous ne sommes pas loin ici de ce qui avait été à l’époque appelé le «scandale des fiches», le PAN se contente de relever laconiquement que ces mesures sont déjà envisagées dans le projet législatif de la Confédération relatif aux mesures de police préventive en matière de lutte contre le terrorisme.
Sanctionner sans soupçon concret
Et c’est en effet bien là, dans ce projet loi: une véritable régulation policière de la vie privée. En d’autres termes, la police pourra à l’avenir règlementer le quotidien de personnes dont il a été décidé, sans qu’aucun soupçon concret ne pèse sur elles, qu’elles pourraient à l’avenir commettre des actes terroristes. A l’exception des arrêts domiciliaires, FEDPOL n’aura même pas besoin de l’aval d’un tribunal pour obliger les personnes concernées à se rendre régulièrement au poste de police, à se soumettre à des expertises psychiatriques sous contrôle policier et à des interdictions de périmètre, ou encore à cesser tout contact avec certaines connaissances.
Ces mesures et sanctions, prises sur la base de simples présomptions et en dehors de toute procédure pénale, vont profondément à l’encontre des droits fondamentaux et des droits humains. Sont notamment en jeu le droit à la liberté de mouvement, le droit de réunion, la liberté personnelle et la protection de la vie privée. Incompatible avec l’art. 36 al. 4 de la Constitution, le projet législatif sur les mesures préventives de lutte antiterrorisme devrait être rejeté sans hésitation par le Parlement, en tout cas si ce dernier est cohérent. Mais l’heure politique n’est pas à la cohérence et il ne serait pas sage de se faire des illusions. La Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police a accueilli le projet de loi à bras ouverts et milite pour encore plus de durcissements dans cette hystérie de la dangerosité, formulant des propositions qui permettraient à la Suisse d’avoir son propre Guantanamo. Alors que l’on n’imagine pas en Suisse ce genre d’excès et que l’on aime se reposer sur un état de droit au-dessus de tout soupçon, les changements – avenus et en préparation – font craindre le pire.
Les textes de cette page sont issus de la contribution à la Conférence de la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains le 3 septembre 2018: «Dérive sécuritaire: quand la prévention devient-elle une menace pour les droits humains?». Publication en version longue (allemand) dans la Wochenzeitung (WOZ) du 13 septembre 2018. Traduction et adaptation d’Isabelle Michaud, chargée de la version française de humanrights.ch