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Un discours universel stigmatisant

L’injonction à «rester chez soi» émise dans le cadre des mesures de lutte contre l’épidémie de coronavirus fait écho à un modèle bourgeois et romantisé de la famille nucléaire, selon deux sociologues.
Société

«Restez chez vous, sauvez des vies!» Derrière ce conseil bienveillant se cache pourtant un discours porteur d’inégalités, présupposant que tout le monde peut rester chez soi, en bonne santé et en sécurité. Il ne s’agit pas ici de remettre en question les restrictions sanitaires de distanciation physique qui visent à couper les chaînes de transmission et ralentir la propagation du virus. Le problème avec ce mot d’ordre généralisé est que celui-ci n’est ni réalisable ni souhaitable pour certains groupes de la population parmi les plus vulnérables. En ne prenant pas en compte les circonstances particulières de ces groupes, cette politique du «semi-confinement» et le discours qui l’accompagne risquent alors de stigmatiser celles et ceux qu’il a pour but de protéger: les plus fragiles.

Cette injonction à rester chez soi ignore tout d’abord – et c’est certainement le plus évident – les nombreuses travailleuses et travailleurs et petit-e-s entrepreneurs-euses, souvent dans des domaines précaires, féminisés, racisés et mal payés (travail manuel, soins à la personne, livreuses et livreurs, travailleuses et travailleurs sans papiers, etc.), qui n’ont souvent pas d’autres choix que de sortir pour conserver un revenu. Le rôle essentiel de ce travail, notamment celui du personnel médical et des caissières, est aujourd’hui mis en lumière, même héroïsé. Cette reconnaissance symbolique est importante mais ne doit pas participer à naturaliser les importantes compétences requises de ces métiers au service des autres (consommateurs et consommatrices, patient-e-s, personnes dépendantes) et au détriment de bonnes conditions de travail et de salaire.

Cette politique du «restez chez soi» repose sur un modèle centré sur le foyer nucléaire où nous sommes «naturellement» toutes et tous supposé-e-s nous réfugier pour nous protéger et protéger les autres. Si cette politique du confinement a été adoptée dans nos pays occidentaux, ce n’est probablement pas uniquement car il s’est révélé efficace contre la pandémie en Chine – nous n’avons par exemple pas adopté le port du masque – mais aussi parce qu’il fait écho à un modèle bourgeois et romantisé de la famille nucléaire centré sur un foyer autonome au niveau de ses membres et qui s’est généralisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle ignore le fait que chacun-e ne dispose pas d’un «chez soi» confortable et sécurisé. Outre les différences évidentes d’espace et de commodités, le foyer privé peut être un lieu marqué par des tensions et des violences, notamment à l’égard des femmes et des enfants. Ce modèle nie également de nombreuses situations de vie telles que les parents séparés de leurs enfants à la suite d’un divorce ou un placement en foyer, ou encore les personnes vivant seules, en particulier les personnes âgées, qui ont besoin de contacts humains en dehors de chez elles pour éviter la solitude.

Ce discours légitimé par le pouvoir médical renforce enfin la représentation d’un espace public dangereux. Par extension, celles et ceux qui se retrouvent dehors – par obligation professionnelle ou parce que leurs conditions de vie rendent difficiles le confinement – tels que les jeunes, les milieux modestes, les personnes d’origine étrangère ou les personnes sans-abris, peuvent représenter un danger et être victimes de stigmatisation, de culpabilisation, voire de délation. Restreindre les accès à certains espaces publics tout particulièrement destinés à ces populations, tels que les espaces de jeux pour les enfants et adolescents ou les jardins familiaux, exclut les populations qui ont le plus besoin de ces lieux en cette période de confinement.

La politique suisse du «semi-confinement» repose sur le principe de la responsabilité individuelle et laisse une certaine liberté de mouvement à la population. Néanmoins, par le fait qu’elle laisse croire que nous pouvons tou-te-s rester à la maison et sortir un minimum, elle occulte les inégalités sociales qu’elle exacerbe. En cette période d’instabilité, il nous semble alors essentiel que les responsables politiques, et nous tou-te-s en tant que citoyennes et citoyens, prenions garde que cette situation d’exception ne renforce pas, par nos messages et nos comportements, un modèle de vie au dépend d’autres.

Eva Nada est sociologue, adjointe scientifique, Haute école de travail social, Genève HES-SO.
Gil Viry est sociologue, enseignant-chercheurà l’Université d’Edimbourg, Ecosse.

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