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Territoires de l’utopie

Chroniques aventines

En début de semaine, à Genève, les cinémas du Grütli projetaient le documentaire Nul homme n’est une île (2017) en présence de son réalisateur, le Français Dominique Marchais. Un film suggestif et par moments émouvant retraçant trois initiatives collaboratives en Sicile, dans les Grisons ainsi que dans le Vorarlberg autrichien. Le premier cas voit Marchais s’intéresser à une coopérative agrumicole; les deuxième et troisième à des projets architecturaux. Ces trois expériences ont pour points communs de révéler la possibilité d’un dialogue respectueux, durable avec la nature mais aussi celle d’une articulation fine de la production et de la citoyenneté.

Fait remarquable, Nul homme n’est une île s’ouvre et se referme sur le filmage d’une fresque majeure du trecento italien: les Effets du bon et du mauvais gouvernement (1338-1339) du peintre et cartographe Ambrogio Lorenzetti – œuvre fameuse également dans l’histoire de la pensée politique occidentale. Sise dans le Palazzo Pubblico de Sienne, mêlant réalisme figuratif et allégories morales, cette œuvre a été maintes fois commentée – ces dernières années encore par le politiste Quentin Skinner et l’historien Patrick Boucheron: le premier retenant essentiellement les allégories de Lorenzetti, les reliant aux recueils rhétoriques de son temps mais aussi au monde romain et particulièrement aux écrits de Cicéron (plutôt qu’à l’aristotélisme thomiste); le second s’intéressant avant tout à la représentation réaliste des effets du bon et du mauvais gouvernement.

L’embrassement du propos du film par cette fresque fascinante, léchée par la caméra, ne relève pas de la fantaisie. Ladite œuvre sert de leitmotiv et de mise en abyme de l’ensemble du propos (un peu comme les peintures d’icônes dans le Roublev d’Andreï Tarkovski). Les scènes peintes montrant des artisans animant leur échoppe, des paysans creusant leur sillon, des citoyens travaillant à leur concorde, la campagne vive ou dépeuplée, des champs florissants ou désolés, des masures ponctuant heureusement le paysage ou laissées à l’abandon trouvent un écho dans la contemporanéité telle que captée par Dominique Marchais. Le rythme même des mouvements de la caméra unit ces siècles éloignés, les rendus de la peinture et du réel.

Côté mise en abyme, la focalisation même sur une parcelle de réalité voit le réalisateur doubler le geste du peintre et trouver un écho supplémentaire dans l’intervention d’un architecte de la campagne autrichienne. En effet, investissant une clairière du Bregenzerwald, le documentaire s’arrête un instant sur une construction rectangulaire, une forme de camera obscura boisée qui incite les promeneurs à marquer le pas et à porter leur attention sur l’environnement. L’œuvre de l’architecte fonctionnant comme le support de la contemplation plus encore que comme objet de celle-ci. Ainsi en est-il – pourrait-on dire – du documentaire lui-même.

Cette conjonction ostensive des regards portés sur le réel souligne l’importance de la représentation de celui-ci. Comme l’indiquait le philosophe marxiste autrichien Ernst Fischer (in A la recherche de la réalité, Denoël, 1970), la faculté de se représenter le réel est capitale: sans représentation du monde, impossible d’avoir prise sur lui. Les trois murs peints par Lorenzetti – reproduisant sa cité dans son enceinte comme dans son commerce avec la campagne et le lointain – auguraient une appréhension positive de son devenir. Chose rare pour l’époque (et pour la nôtre aussi, malheureusement), il peint le peuple, en fait même un sujet incontournable de son plaidoyer républicain. La situation même de l’œuvre – un palais public, lieu des citoyens «gouverneurs et défenseurs de la commune et du peuple» – indique un art arrimé à la vie sociale et non séparé d’elle, infusant celle-ci, l’aiguillonnant et non réservé aux seuls esthètes. Comme l’écrit encore Fischer, «l’art n’est ni la statistique ni la sociologie, ni l’anthropologie: il ne décrit pas, ne reflète pas: il produit.» Séculariser l’harmonie, représenter le Buen vivir, représenter les citoyens et les producteurs en sujets de leur vie, n’est-ce pas contribuer déjà à la transformation ambitionnée? L’imagination n’est-elle pas ici la médiatrice entre le réel et le possible?

Edifiant, le documentaire évite cependant de tomber dans le prêche; il n’accable pas le spectateur d’un prêt-à-penser ou à-agir universel. Dominique Marchais privilégie en effet la focalisation sur la réalité valorisée plutôt que sur des discours vaporeux ou des dogmes secs; il semble convaincu que cartographier l’utopie est une plus subtile force dynamogénique. Symboles de sa délicatesse, une certaine lenteur des plans, l’absence de commentaires et même plusieurs moments de parfait silence. Ces béances sont comme autant d’invites aux récepteurs pour qu’ils deviennent les créateurs au second degré de son film. Les prémices aussi de citoyennes et citoyens au premier et plus haut degré.

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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