Contrechamp

Perdre la Terre ou non

Revenant sur «Losing Earth», une enquête sur le réchauffement climatique largement médiatisée à l’international, Alexandre Chollier pointe les implications d’un discours qui, en désignant la nature humaine comme unique responsable, «porte le sceau d’un combat où technologie et économie tiennent le haut du pavé». Au détriment du combat politique.
Perdre la Terre ou non
Alexandre Chollier: «En racontant l’épisode tragique d’un rendez-vous manqué avec l’histoire et en désignant la nature humaine comme unique responsable, l’enquête de Nathaniel Rich porte le sceau d’un autre combat.» Photo: canons à neige près de Laax, dans les Grisons. KEYSTONE
Climat

Parmi toutes les nouvelles climatiques, et elles sont nombreuses en ce moment, le récit de la «bataille perdue» contre le réchauffement climatique est sans conteste la plus édifiante. Hasard du calendrier ou non, l’enquête-fleuve «Losing Earth» (perdre la Terre) de l’essayiste américain Nathaniel Rich, qui a nécessité dix-huit mois de recherches et forcé l’auteur à plus d’une centaine d’entretiens, sort pile au milieu d’un été marqué par une combinaison de phénomènes remarquables touchant une bonne partie de l’hémisphère nord.1>L’enquête de Nathaniel Rich a été publiée dans le New York Times Magazine le 1er août 2018. Puis les «bonnes lignes» de «Losing Earth» ont paru dans Le Temps et Le Monde, respectivement les 25 et 29 août derniers. Records de température et ampleur inédite de la dislocation de la banquise dans l’Arctique, feux de forêt en série aux Etats-Unis et en Europe du Nord, forte activité cyclonique dans l’Atlantique et le Pacifique comme exemples parmi d’autres. Autant dire qu’avec une telle «surchauffe» planétaire, les climatologues ne sont guère optimistes pour la suite, que ce soit à court, moyen ou long terme.

Le fait que ces phénomènes nous touchent, autrement dit que cette surchauffe soit plus directement perçue pendant la période estivale que durant le reste de l’année, qu’elle prenne place dans des lieux proches ou connus, qu’en outre cela se passe justement cet été, et pas (seulement) durant le précédent, a sans nul doute décuplé la visibilité de l’article du New York Times Magazine et exacerbé son impact auprès du grand public. Ceci dit, le quotidien new-yorkais n’a guère lésiné sur les moyens: film promotionnel en forme de superproduction, matériel didactique, accès libre sur Internet, images pleine page de la Terre vue du ciel. Si pareille spectacularisation de l’information laisse pantois, il semble difficile pourtant de la critiquer. Ces articles ne sont-ils pas d’une importance telle qu’absolument tous les moyens doivent être utilisés afin que le plus grand nombre de personnes, et de la manière la plus directe possible, soient touchées? Sans doute, mais demandons-nous quand même pourquoi ils ont été écrits et dans quel but?

Lire cet article hors norme, ramené il est vrai à ses «bonnes lignes», n’aide que très peu à répondre à cette question, sans compter qu’on ressort de cette lecture linéaire sans vraiment connaître le fin mot de l’histoire. Nous avons les gentils – James Hansen en tête, mathématicien à la Nasa convaincu de la pertinence de ses modélisations climatiques – et les méchants – une administration américaine schizophrène où les tenants de l’exceptionnalisme américain tiennent le haut du pavé, doublée d’une industrie pétrolière versatile. Et puis, surtout, nous avons du déni et de l’inaction à foison; ce qui entre les lignes veut dire, notez-le bien, l’identification précoce du problème et beaucoup d’actions entreprises. Au final, ne sachant sur quel pied danser, force est de se retourner sur le titre de l’article et là, presque fatalement, de comprendre qu’on a perdu le combat contre le réchauffement climatique, et donc que nous perdons la Terre par la même occasion.

Le but est clair: souligner l’incapacité foncière des êtres humains en général

Qu’autant de moyens aient été engagés par la Fondation Pulitzer – le commanditaire de l’article – dans ce seul but ne peut manquer d’interroger. Il y aurait donc autre chose. D’autant que l’air du temps est actuellement à une toute autre rengaine. Il n’y a qu’à se reporter au dossier du Courrier International paru le 16 août «Climat: il n’est pas trop tard»; aux marches pour le climat exigeant des politiques des actions concrètes; ou encore à l’avertissement du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, à propos de la nécessité d’un changement radical d’orientation d’ici 2020. Alors, est-il ou non trop tard? Et que doit-on faire?

Fort de son audience exceptionnelle, l’article a suscité un intense flot de critiques. Une en particulier retient notre attention, celle de Naomi Klein. Dans un texte2>N. Klein, «Capitalism killed our climate momentum, not ‘human nature’». The Intercept, 3 août 2018. paru trois jours à peine après «Losing Earth», l’auteure de Tout peut changer: capitalisme & changement climatique (Actes Sud, 2015) commence par rappeler que ce genre d’enquêtes est encore trop rare et qu’il incombe aux médias de corriger cette lacune. Qu’il est par ailleurs crucial que le réchauffement climatique apparaisse pour ce qu’il est, un phénomène global impactant dès aujourd’hui, de façon directe ou non, et sur une très longue durée, les conditions de vie de tout un chacun. La parution de «Losing Earth» est donc en soi une bonne nouvelle. Et pourtant, à sa lecture, l’article se révèle décevant.

Il faut dire que Nathaniel Rich n’y va pas par quatre chemins. Lorsqu’il écrit qu’entre 1979 et 1989 une chance unique de combattre le changement climatique a été gâchée, que nul moment de l’histoire récente ne pouvait en vérité être plus propice, son but est clair: il veut souligner l’incapacité foncière des êtres humains en général. En d’autres mots, cette critique vise «la nature humaine» et pour cela s’adresse à tout le monde, «vous et moi» compris. Alors qu’ils devraient agir afin de ne pas compromettre l’existence des générations futures, les êtres humains – «qu’il s’agisse d’organisations internationales, de démocraties, d’industries, de partis politiques ou d’individus» – se montrent incapables de renoncer à leur bien-être présent.

Pour Naomi Klein, l’idée que le moment ait été en soi propice est d’ailleurs absurde. Les années 1980, et plus encore la fin de cette décennie (1988-1989), sont bien plus près d’être le pire moment possible pour imaginer mener de façon concertée une lutte de cette ampleur. Pourquoi? Parce que le néolibéralisme y est en déjà «en orbite». Parce que, gagnant en force, il est en train d’écraser ses concurrents et adversaires, laissant même croire à certains de ses laudateurs que nous serions arrivés à la fin de l’Histoire.

Reste dès lors une question de taille, que pose justement Naomi Klein: en quoi est-ce important que nulle mention ne soit faite de cette tension entre l’action collective et la main libre du marché, tandis qu’est réaffirmée la responsabilité de la «nature humaine»? «C’est important, écrit-elle, parce que si la puissance qui a brisé l’élan vers l’action est ‘nous-mêmes’, alors le titre fataliste se trouvant en couverture du New York Times Magazine – ‘Losing Earth’ – est vraiment mérité. Si l’incapacité de faire des sacrifices à court terme, afin de préserver notre santé et notre sécurité futures, est inscrite dans notre ADN collectif, alors il n’y a aucun espoir de renverser les choses à temps pour éviter un réchauffement climatique vraiment catastrophique. Si par contre nous, êtres humains, étions dans les années 1980 vraiment sur le point de trouver une solution viable, mais que nous avons été submergés par le fanatisme d’un capitalisme débridé – un fanatisme auquel se sont opposés dans le monde entier des millions de personnes –, alors il y a quelque chose de très concret que nous pouvons faire.»

Un combat où il n’est plus question de climato-scepticisme mais de climato-réalisme

Donner à l’étude d’un phénomène un cadre de réflexion général puis en chercher les causes plus ou moins lointaines est chose commune. Commune mais hautement problématique. Car, ce faisant, le risque est grand de naturaliser le phénomène en question et de rendre impensable la possibilité même de sa remise en question. C’est ce que montre de façon magistrale Andreas Malm dans l’ouvrage qu’il consacre au récit de l’Anthropocène, en particulier lorsqu’il nous rappelle qu’un tel récit de «‘la géologie du genre humain’ doit [pour exister] avoir ses racines dans les propriétés de cet être»3>A. Malm, L’anthropocène contre l’histoire: Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017.. Pour rappeler aussi combien ce phénomène de naturalisation est paradoxal: «le changement climatique n’est dénaturalisé – transféré de la sphère des causes naturelles à celle des activités humaines – que pour être renaturalisé l’instant d’après, dès lors qu’on le rapporte à un trait humain inné».

Que se passe-t-il lorsque nous prenons nos distances avec un tel discours, celui de Rich ou un autre? Eh bien nous remarquons que, dans ce type de récits, ne s’opposent pas tant l’inaction à l’action, le fatalisme à la volonté, que deux types antagonistes d’actions.

L’épilogue de «Losing Earth» est à cet égard instructif. A vrai dire, le titre de l’article imprègne bien peu ces lignes où l’on comprend subitement que nombre de solutions s’offrent à nous. Nous qui pensions à sa lecture qu’il n’y avait plus rien à faire, que l’inertie de la pollution carbonée interdisait tout espoir de contenir le réchauffement en dessous de deux degrés, nous apprenons tout à coup que les «taxes carbone, l’augmentation des investissements dans les énergies renouvelables et nucléaire ainsi que dans les technologies de décarbonisation» sont des solutions envisageables. Peut-être même les solutions tout court. Un point de vue que James Hansen partage quand il confie: «D’un point de vue technologique et économique, il est encore possible de rester sous la barre des deux degrés.» Et Rich de renchérir: «Nous pouvons faire confiance à la technologie et à l’économie. Il est par contre plus difficile de faire confiance à la nature humaine.»

En racontant l’épisode tragique d’un rendez-vous manqué avec l’histoire et en désignant la nature humaine comme unique responsable, l’enquête de Nathaniel Rich porte le sceau d’un autre combat. Un combat où technologie et économie tiennent le haut du pavé. Un combat où il n’est plus question de climato-scepticisme mais de climato-réalisme. Un combat mené contre la nature et peut-être même contre ceux qui s’évertueraient à la protéger. Enfin, et surtout, un combat contre le politique. Car, comme le rappelle avec force Andreas Malm, «la pensée du changement climatique fondée sur l’espèce conduit à la mystification et à la paralysie politique. Elle ne peut pas servir de base à la contestation des intérêts particuliers du business-as-usual indissociable de l’économie fossile. La lutte pour éviter une succession de chaos et commencer à œuvrer à la stabilisation du climat nécessiterait sans doute un équipement analytique d’un autre type.» Un autre récit. D’autres actions.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe et enseignant à Genève.

Opinions Contrechamp Alexandre Chollier Climat

Connexion