Contrechamp

Sortir par le haut du climato-quiétisme

«La connaissance est toujours un antidote à la manipulation.» Le géographe Alexandre Chollier revient sur la polémique autour d’un cours climato-sceptique dispensé à Genève, au Collège Calvin. Pointant l’importance des enjeux politico-économiques embusqués derrière la controverse climatique, il appelle à résister «à la tentation de la pensée réflexe».
Sortir par le haut du climato-quiétisme
Alexandre Chollier: «Pour certaines grandes entreprises, en particulier celles actives dans l’extraction des hydrocarbures, la menace climatique globale parait moins grande que la menace de nouvelles réglementations réduisant leurs profits». Photo: l’oléoduc trans-Alaska KIM MINCER DR
Climat

Le 13 juin dernier, le jour même où paraissait dans Le Courrier l’article consacré au cours d’option complémentaire climato-sceptique donné au Collège Calvin{[(|fnote_stt|)]}> R. Armanios, «Un cours climato-sceptique à Calvin», Le Courrier du 13 juin 2018, lecourrier.ch/2018/06/12/un-cours-climato-sceptique-a-calvin/{[(|fnote_stt|)]}/> , à Genève, on apprenait, cette fois par l’entremise d’un article du quotidien Le Monde, qu’en Alaska l’industrie pétrolière tente de s’adapter aux nouvelles conditions climatiques touchant le continent nord-américain en réfrigérant le sol même de la toundra!{[(|fnote_stt|)]}>L’article du Monde est accessible sous https://lemde.fr/2minPoi{[(|fnote_stt|)]}/> Tenue en effet de respecter de strictes règles environnementales exigeant que les déplacements ne se fassent que sous certaines conditions – degré de congélation du sol, épaisseur de neige –, l’industrie pétrolière se retrouve chaque année davantage obligée de lutter contre les effets du réchauffement climatique affectant les hautes latitudes. Le fin mot de l’histoire n’étant pas que cette industrie lutte ironiquement contre des phénomènes induits par ses propres activités, mais qu’elle le fasse sans espoir, ou plus justement sans volonté de les résoudre, bref qu’elle s’en accommode en s’y adaptant.

Cet exemple nous rappelle que sur le terrain, face aux problèmes concrets, la réfutation ou la dénégation du «changement climatique» – expression préférée dans ces milieux à celle de «réchauffement climatique» – cèdent souvent devant la posture de l’adaptation, voire même de la lutte contre le changement en cours; une tendance lourde que l’accession à la présidence des Etats-Unis d’un climato-sceptique médiatique, même si elle semble en apparence l’avoir altérée, ne devrait guère enrayer dans la durée.

La raison en est simple et c’est la force de l’ouvrage de Romain Felli (La Grande adaptation, Seuil, 2016) que de l’avoir rappelé: sachant que la posture climato-sceptique devient chaque année un peu plus difficile à défendre devant les faits rapportés par la communauté scientifique, sachant qu’entretenir le doute coûte cher, et qu’enfin le but poursuivi (et non-avoué) demeure de toute évidence le même – ne pas remettre en cause le modèle de développement actuel –, on a tout intérêt, plutôt que nier le problème, à opter pour des solutions techniques permettant de le «résoudre». A l’absence de mise en cause du système, ces solutions offrent le double avantage de permettre l’ouverture de nouveaux marchés (souvent sous la forme dite du capitalisme vert) et de tirer parti de tout accroissement des phénomènes en question. En effet, à mesure que ceux-ci s’accélèrent ou prennent une tournure catastrophique, la nécessité de l’adaptation devient plus prégnante, si ce n’est urgente.

Voilà pourquoi nombre de climato-sceptiques ont par exemple adhéré ces dernières années aux solutions proposées par la géo-ingénierie. S’ils l’ont fait, que cela soit clair, ce n’est point pour retourner leur veste et rejoindre certains écologistes de la première heure devenus technophiles à l’instar de Stewart Brand, mais bien pour rester fidèles à leur objectif premier: conserver hors d’atteinte le modèle économique dominant, ou, de façon plus intéressée encore, leur position au sein de celui-ci.

L’entreprise de négation du changement climatique, presque aussi ancienne que celle consacrée à son étude

Le cas Trump demeure. D’ailleurs sans lui, sans son accession à la présidence, les thèses climato-sceptiques n’auraient pas aujourd’hui une telle audience. Ses coups d’éclat, en premier lieu sa sortie de l’Accord de Paris sous prétexte que le changement climatique serait une invention chinoise, ou encore la désignation d’un climato-sceptique notoire, ancien avocat d’affaires travaillant pour des compagnies pétrolières, Scott Pruitt, à la tête de l’Agence américaine de l’environnement (EPA), exigent que nous nous retournions une nouvelle fois sur les ressorts du climato-scepticisme.

Fort heureusement ceux-ci sont bien connus. Dans son dernier ouvrage Où atterrir? Comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017), Bruno Latour rappelle ainsi que l’entreprise de négation du changement climatique est presque aussi ancienne que celle consacrée à son étude, que celle-là a pris de l’ampleur au moment même où celle-ci commençait à faire consensus, l’auteur allant dès lors jusqu’à avancer «que l’on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans, si l’on ne donne pas une place centrale à la question du climat et à sa dénégation». Sa thèse étant que l’avertissement aurait été reçu cinq sur cinq par ces élites économiques «très sensibles à la sécurité de leur immense fortune et à la permanence de leur bien-être».

Pour approfondir notre connaissance du sujet, on gagnera à se retourner sur son précédent ouvrage: Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015). La lecture du premier chapitre (plus précisément les pages 36-41) éclaire de façon convaincante le débat qui nous occupe.

Latour commence par rappeler les propos du psychosociologue Frank Luntz, tels qu’ils furent repris dans l’édition du New York Times du 15 mars 2003: «La plupart des scientifiques croient que le réchauffement global est largement causé par les polluants d’origine humaine qui demandent une restriction stricte. Le stratège républicain, M. Luntz, semble être d’accord quand il avoue: ‘Le débat scientifique est en train de nous fermer toutes les portes de sortie.’ Pourtant son avis est de faire comme si les preuves n’étaient pas conclusives: ‘Si le public est conduit à croire que les questions scientifiques sont closes’, écrit-il, ‘ses vues sur le réchauffement global se modifieront également. Par conséquent, vous devez continuer à faire de l’absence de certitude scientifique l’argument central’.» Soulignant ce dernier point, Bruno Latour peut conclure: «La charge prescriptive des certitudes savantes est si forte que c’est à elles d’abord qu’il convient de s’attaquer. D’où le développement de cette pseudo-controverse qui a si merveilleusement réussi à convaincre une grande partie du public que la science du climat reste tout à fait incertaine, les climatologues un lobby parmi d’autres, le GIEC une tentative de domination de la planète par des savants fous, la chimie de la haute atmosphère un complot ‘contre l’American way of life’, l’écologie une atteinte aux droits imprescriptibles de l’humanité à se moderniser.»

Si la virulence de la controverse climatique montre une chose, c’est combien ses enjeux véritables la dépassent

Le pseudo-sceptique sait désormais qu’il lui faut rester coûte que coûte retranché dans la seule controverse scientifique, et tout faire pour éviter d’en sortir. User s’il le faut, comme est tenté de le faire à son tour Alain Jacquemoud dans sa lettre de lecteur{[(|fnote_stt|)]}>A. Jacquemoud, lecteurs, «Débat impossible», Le Courrier du 26 juin 2018, lecourrier.ch/2018/06/26/debat-impossible/{[(|fnote_stt|)]}/> (édition du 26 juin), d’évidences du genre «nul […] n’est apte à dire le vrai absolu» comme si de fait, apparemment inconnues des autres scientifiques, elles étaient proférées pour la première fois, pour rappeler enfin que le cœur du problème est là et seulement là. Couper qui plus est tous les liens avec l’action ou la délibération politique, voire même ramener le «débat démocratique» dans les seules limites de la controverse scientifique, oubliant par là que la démocratie exerce également, ceci avec notre consentement, sa forme bien à elle de tyrannie (de la majorité)…
D’ailleurs si la virulence de la controverse climatique montre une chose, c’est combien ses enjeux véritables la dépassent et la débordent. Il paraît en effet évident aujourd’hui que pour certaines grandes entreprises, en particulier celles actives dans l’extraction des hydrocarbures, la menace climatique globale parait moins grande que la menace de nouvelles réglementations entravant leurs activités, et de facto réduisant leurs profits.

Si je partage avec l’auteur de la lettre de lecteur précitée le fait d’être «extrêmement sensible à l’avenir de la planète», je dirige mon attention ailleurs, par exemple sur l’apparent consensus régnant autour de la notion de développement durable. Né dans les années 1980, à l’heure où le néo-libéralisme acquière sa force de frappe, le développement durable n’a peut-être jamais été plus qu’un vernis apposé à la doxa économique, voire un simple rempart visant à empêcher toute remise en cause de sa domination. Les écrits de Gilbert Rist le montre avec beaucoup d’acuité. Ceci dit, on doit aujourd’hui remarquer que le développement durable, aussi conciliant soit-il avec les objectifs de l’économie, peut apparaître avec le temps, et dans certains contextes, comme encore trop restrictif, ainsi qu’on l’a vu récemment avec le caviardage du dernier rapport de la Confédération sur l’Agenda 2030, une manœuvre orchestrée par le nouveau Conseiller fédéral Ignazio Cassis.{[(|fnote_stt|)]}> C. Imsand, «Dialogue tendu avec Ignazio Cassis», Le Courrier/La Liberté du 3 juillet 2018, lecourrier.ch/2018/07/03/dialogue-tendu-avec-ignazio-cassis/{[(|fnote_stt|)]}/>

Dans ces conditions, il est aisé de s’accorder sur l’idée que l’esprit critique et la liberté de pensée sont absolument essentiels et ont plus que jamais leur place à l’école, au collège de Genève ou ailleurs. Mais les faire siens et les pratiquer passe par l’analyse préalable des enjeux, des actions menées par les acteurs en présence, par la mise à distance des lieux-communs, et plus encore peut-être sans doute par une résistance et une endurance accrues face à la tentation toujours renouvelée de la pensée réflexe. Je doute que les écrits climato-sceptiques soient à la mesure d’une telle ambition. J’enjoins chacune et chacun à lire le blog{[(|fnote_stt|)]}>http://blogres.blog.tdg.ch/apps/search/?s=climato-sceptique{[(|fnote_stt|)]}/> incriminé dans l’article du 13 juin pour mesurer combien le mot «sceptique» convient bien peu en vérité à telle prose.

N’est-il pas temps de se réapproprier ce beau terme afin de le faire nôtre, de lui redonner son sens? Et pour cela de se rappeler que s’il est vrai que «la connaissance est toujours un antidote à la manipulation et au sentiment d’impuissance», on ne peut oublier, comme le rappelle Susan George, qu’elle «n’est pas une fin en soi, mais bien un préliminaire à l’action» (Les usurpateurs, Seuil, 2014). Alors, en confrontant nos idées sur les actions à mener, en débattant sans se cacher derrière des «postures», peut-être sortira-t-on par le haut du climato-quiétisme ambiant pour comprendre qu’outre le changement climatique, il est d’autres limites planétaires en train d’être atteintes, comme la perte de biodiversité ou l’anthropisation des sols. Une chose est certaine, le temps presse.

Alexandre Chollier est géographe et enseignant à Genève.

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