Planter des arbres ‘migrateurs’?
Il n’y a pas que les humains et les animaux qui migrent. Les arbres le font aussi naturellement, à une vitesse estimée à quelques kilomètres par siècle. Ainsi, via la dispersion de graines, certaines espèces ont pu migrer vers des latitudes plus clémentes, lors des grands changements climatiques passés. Mais face à la rapidité du changement climatique actuel, cette vitesse semble bien trop lente, puisqu’il faudrait que les arbres se déplacent de plusieurs centaines de kilomètres par siècle pour faire face au changement climatique. De ce constat est né le concept de «migration assistée».
A l’origine, la migration assistée consiste à déplacer des espèces pour les préserver de l’extinction. Dans le contexte actuel de dérèglement climatique et des besoins d’adaptation des forêts à ce dérèglement, ce concept a été élargi à la plantation d’espèces d’arbres de régions chaudes ou sèches en lieu et place d’espèces de régions plus froides et humides, comme depuis l’Afrique du Nord vers la France. Cette pratique permet d’aménager les forêts en devançant les effets du changement climatique pour ainsi préserver les niveaux de production de bois. Certains évoquent un procédé permettant la «résilience socio-économique» de l’industrie du bois.
La migration assistée est généralement mise en œuvre une fois les arbres coupés ou lors de transformation de zones agricoles en zones forestières par plantations de jeunes plants forestiers venant de pépinières, le plus souvent, ou parfois de semis. Mais cette migration d’espèces d’arbres n’a rien de naturel; elle est forcée. Elle peut induire des dommages environnementaux collatéraux et, potentiellement, entraîner un emballement climatique, comme nous avons pu le montrer à travers l’étude de 106 espèces d’arbres d’Europe, d’Afrique du Nord et d’Amérique du Nord.
Du vieux processus à la pratique opportuniste
En France, la migration assistée se traduit par des plantations d’espèces provenant du sud méditerranéen comme le pin maritime – principale espèce plantée en France – dont l’aire de distribution naturelle se concentre en Espagne et au Portugal. La migration assistée englobe souvent la «translocation», terme désignant l’action de déplacer des espèces par-delà les barrières naturelles (montagnes, mers) comme le pin laricio endémique de la Corse de plus en plus planté sur le continent, le cèdre de l’Atlas provenant d’Afrique du Nord et planté jusqu’en région Grand Est, ou des sapins de Turquie plantés dans les Alpes. Ces arbres ont un intérêt économique.
Cette migration forcée d’arbres se manifeste aussi par des translocations intercontinentales, impossibles par voie naturelle sinon en réécrivant la tectonique des plaques: par exemple, le cyprès d’Arizona planté en Lorraine, ou les eucalyptus d’Australie plantés en Aquitaine ou en Occitanie.
La migration assistée n’est pas une nouveauté. C’est une ancienne pratique sylvicole d’utilisation d’espèces pour favoriser l’industrie du bois. Dès le XVIe siècle, il y a ainsi eu des plantations de pin sylvestre sur les sables de Fontainebleau bien connues des habitants d’Île-de-France. Au XIXe, les plantations massives et réussies de pin noir venant de Serbie, dit «d’Autriche», sont réalisées pour protéger les sols des Alpes soumis à une terrible érosion. A la même époque, des plantations de pin maritime visent à valoriser les plaines sableuses d’Aquitaine et, plus tard, à produire des bois de mines et de la glu à partir de sa résine, générant ces paysages si familiers des vacanciers des plages aquitaines et des habitants du massif des Landes de Gascogne. Enfin, au XXe, le Douglas d’Oregon est devenu l’espèce la plus appréciée des forestiers au point de représenter quelque 30% du résineux produit en France d’ici 2035; c’est la seconde espèce la plus plantée en France.
La différence avec les pratiques anciennes, c’est qu’on la revêt désormais d’un argument logique «d’adaptation au changement climatique». A ce titre, les espèces candidates listées par l’Office national des forêts (ONF) ou le Centre national de la propriété forestière (CNPF) sont nombreuses (plus de 200) et ne semblent limitées que par la productivité et l’acclimatation.
On trouve par exemple dans ces listes le séquoia de Californie, le sapin de Céphalonie venant de Grèce, le sapin de Nordmann issu de Turquie et bien connu sous l’appellation de «sapin de Noël», le calocèdre originaire de l’ouest de la Californie, le pin de Brutie, commun en Syrie et en Turquie, cousin du pin de Provence pourtant naturel en France, le cèdre originaire des montagnes du Maroc ou d’Algérie, du chêne vert en provenance d’Italie, le pin de Macédoine recherché pour sa croissance très rapide, ou encore le robinier faux acacia originaire de l’est des Etats-Unis qui est aussi une espèce envahissante. Leurs surfaces restent modestes, mais les plantations expérimentales en «îlots d’avenir», ou déjà opérationnelles, se répandent rapidement.
La migration assistée d’espèces suit donc une logique de tentative de maintien de la productivité des forêts face à l’inquiétude climatique. Mais elle manque d’une évaluation objective quant à ses potentialités et conséquences négatives sur le fonctionnement et la santé des forêts, et les risques d’invasions biologiques.
La migration assistée d’espèces peut avoir des conséquences écophysiologiques, microclimatiques, écologiques, sanitaires et environnementales dans les régions de production de bois. Le choix des espèces transloquées depuis des régions plus méridionales repose sur leurs propriétés de résistance à la sécheresse et à la chaleur. Or ces propriétés impliquent des modifications importantes de hauteur des arbres, de type de feuillage, et de fonctionnement des forêts.
Sous climat chaud et sec, l’adaptation à la sécheresse réduit la hauteur des arbres, et les feuilles sont souvent plus petites, plus épaisses et persistantes. Car plus l’arbre est grand, plus il lui est difficile de faire circuler sa sève. Aussi, les feuilles épaisses et petites limitent les pertes d’eau par transpiration.
Le feuillage des arbres dominants dans une forêt a un rôle essentiel pour tamponner et atténuer – «rafraîchir» – l’effet des vagues de chaleur et de sécheresse. Le feuillage moins dense des arbres plus petits venant du sud atténuerait moins les extrêmes climatiques. Le microclimat de sous-bois sera plus chaud, plus sec et moins rafraîchi que celui des sous-bois naturels des forêts dominées par les arbres à feuilles larges des régions tempérées comme le hêtre, le chêne rouvre ou le chêne tauzin. Si la migration assistée devait se répandre sur de vastes territoires, cela dégraderait donc le bilan énergétique à l’interface atmosphère-canopée et pourrait finalement être néfaste pour lutter contre le réchauffement climatique.
Le rafraîchissement que l’on constate en forêt est apprécié des humains quand il fait chaud. Il en va de même pour la biodiversité végétale et animale, sans compter les champignons et bactéries essentiels aux écosystèmes. Si cet effet tampon est réduit, potentiellement de plusieurs degrés Celsius, certaines espèces des sous-bois seront impactées par ce microclimat plus chaud, voire exclues, érodant ainsi la biodiversité.
Le risque d’incendie pourrait également être accru avec la migration assistée des espèces, et ainsi augmenter les émissions de CO2. Les feuilles des espèces transloquées étant souvent plus épaisses, plus sèches, et plus riches en molécules volatiles, cela implique un feuillage et un tapis de feuilles mortes et de brindilles plus inflammables. En outre, ces arbres se sont adaptés au cours de leur évolution en perdant les feuilles les moins efficaces au début de l’été. Cela augmente donc l’épaisseur des tapis de feuilles mortes et de brindilles, ce qui nourrit les feux. Enfin, sous un microclimat plus chaud et sec, les communautés de plantes de sous-bois deviennent souvent elles-mêmes plus inflammables.
Penser autrement la forêt de demain
La généralisation de la migration assistée risquerait de mettre à mal divers services écosystémiques rendus par les forêts tels que la régulation du cycle de l’eau, le stockage du carbone, la préservation de la biodiversité. Plus grave, cela pourrait même contribuer à accélérer le réchauffement global. Pour résumer, le seul bénéfice à court terme semble être celui de la production de bois, qui est l’objectif affiché par les promoteurs de la migration assistée.
Mais alors que faire? Peut-être, plutôt que de faire migrer de nouvelles espèces, privilégier la migration de spécimens appartenant à des espèces déjà présentes en France? Car la migration assistée concerne aussi les populations et les génotypes au sein des espèces (diversité intraspécifique), et pas seulement les espèces elles-mêmes.
Ainsi, on peut privilégier la migration, non pas de nouvelles espèces censées être plus résistantes à la chaleur, mais de populations des espèces d’arbres déjà présentes sur notre territoire. En sélectionnant les génotypes de populations provenant de territoires plus chauds et secs au sein de l’aire de répartition naturelle d’une espèce donnée, on favorise les arbres qui présentent les plus grandes aptitudes génétiques de résistance à la chaleur et la sécheresse sans modifier le cortège d’espèces, donc en minimisant le risque d’effets indésirables.
L’option choisie pendant des décennies de préférer des lignées de pin maritime originaires du Portugal dans les plantations de Nouvelle Aquitaine permettrait de favoriser au nord, dans les Landes de Gascogne, des populations de pin les plus résistantes au climat. Cependant elles ont dépéri avec l’hiver 1985 et, désormais, ces lignées ne sont plus autorisées. Mais des lignées marocaines sont expérimentées. On pourrait faire de même avec les génotypes les plus méridionaux des chênes rouvres et pédonculés, ou les hêtres de nos plaines, ou encore les sapins blancs des Alpes pour les planter plus au nord, ou plus haut en altitude.
Mais cela ne suffira pas. Car le modèle de la forêt cultivée monospécifique n’est plus soutenable. Les boisements composés d’espèces différentes et de classes d’âges variées, en associant des espèces complémentaires et des générations différentes échangeant des services entre elles, permettraient de réduire les écarts thermiques, d’optimiser l’utilisation des ressources et d’accroître la résilience des forêts. Enfin, la gestion du territoire doit être repensée en évitant l’uniformisation sylvicole; morceler les paysages de boisements et de cultures diverses permet de réduire le risque de mégafeux ou d’autres perturbations comme des attaques d’insectes ravageurs très dommageables pour le producteur sylvicole et aussi la société.
La migration assistée, et surtout la translocation d’espèces n’est donc pas la panacée. Même si l’idée de base part d’une volonté de mieux faire pour adapter nos forêts au climat, les effets attendus pourraient être moins bénéfiques en générant à long terme des problèmes plus grands. L’histoire a souvent montré que la nature ne se dompte pas facilement; elle doit être comprise. Nous devons nous y adapter de façon ingénieuse en favorisant ce qu’elle sait faire de mieux.
Christopher Carcaillet, directeur d’études, écologie et sciences de l’environnement, Uni. Paris Dauphine-PSL; Florian Delerue, maître de conférences en écologie, Uni. Bordeaux; Guillaume Decocq, professeur en sciences végétales et fongiques, Uni. Picardie Jules Verne (UPJV); Jean Christophe Domec, professeur en gestion durable des forêts, Bordeaux Sc. Agro, Duke University; Jonathan Lenoir, chercheur CNRS en écologie et biostatistiques, UPJV; Richard Michalet, professeur en écologie, Uni. Bordeaux.
Paru sous le titre «Planter des arbres venus de régions sèches: la ‘migration assistée’, une fausse bonne idée?» dans The Conversation.