La santé mentale post conflit armé
Quand il a été appelé à diriger le département de santé mentale de l’Hôpital de Sololá, dans l’ouest du Guatemala, le psychiatre Alejandro Paiz s’est dit qu’il ne pouvait pas refuser. C’était en 2008. Un vent politique favorable à la prise en compte des troubles psychiques soufflait sur cette région durement touchée par la guerre civile. Entre 1960 et 1996, le conflit a fait plus de 200 000 morts à travers le pays, dont une majorité au sein d’ethnies mayas. Habitée à plus de 95% par des populations indigènes, la région de Sololá a connu de nombreux massacres, suivis de catastrophes naturelles à répétition. «Il y avait un vrai besoin de prendre en charge la souffrance psychique. Pourtant, il n’existait pas de psychiatre à 100 kilomètres à la ronde. Aujourd’hui encore, 96% d’entre eux travaillent dans la capitale», constate Alejandro Paiz.
Dès l’ouverture du département, les familles affluent. Mais quatre ans plus tard, le projet est abandonné. L’Etat se retire. En réponse à cet imbroglio politique, Alejandro Paiz crée Alas Pro Salud Mental, unique ONG du pays dédiée à la santé mentale. Aujourd’hui, Alas traite plus de 700 familles. En 2017, elle a reçu le prix de Genève pour les droits de l’homme en psychiatrie. Son modus operandi repose sur quatre piliers: visites directes au domicile des patients et suivi clinique, lutte contre la stigmatisation, entraide entre pairs, formation du personnel soignant.
Au départ, approcher les familles n’allait pas de soi. «Les croyances traditionnelles sont très imprégnées d’éléments mystico-religieux. Le trouble psychique se transforme en possession, sorcellerie, mauvais sort. Il arrive que les familles enferment pendant des années une personne malade». Même s’il embrasse la psychiatrie «occidentale», Alejandro Paiz dit respecter ces croyances dans sa pratique quotidienne. Il ne s’oppose pas au soutien spirituel et aux médecines traditionnelles, tant qu’elles n’interfèrent pas avec le suivi clinique. «Pour éviter qu’on me claque la porte au nez, je dis aux familles, d’accord, ce phénomène peut être surnaturel. Mais les symptômes ressemblent aussi beaucoup à telle ou telle maladie. Généralement, quelques mois après le début du traitement, les gens réalisent la portée du changement.»
Cristóbal Ramirez fait partie des patients d’Alas depuis les débuts. Souffrant d’anxiété chronique, de dépression et de troubles obsessionnels compulsifs, il évitait tout contact avec l’extérieur. «J’avais très peur. Ce n’était pas facile de passer devant des gens. Je ne sortais pas, je restais enfermé pendant de longues périodes», affirme-t-il. Avec Alas, il entreprend un suivi thérapeutique et un traitement médicamenteux. En cinq ans, son quotidien se transforme. «Je me sens beaucoup mieux. Aussi, le regard des gens a changé. Ils ne me voient plus comme quelqu’un de différent.»
Si ce point de vue a changé, c’est aussi parce que les communautés s’impliquent pleinement dans les activités de l’association. Des groupes d’entraide se mettent en place. Peu à peu, le tabou qui entoure la santé mentale se délite. Cristóbal Ramirez est en passe de devenir secrétaire général de la première association guatémaltèque de patients, actuellement en création avec l’aide d’Alas. «Notre objectif, cette année, est de faire en sorte que cette nouvelle entité acquière une structure juridique propre, qui lui permette d’avoir un impact direct, indépendamment d’Alas», affirme Alejandro Paiz. Car il dit avoir tiré une leçon importante du terrain: auprès des patients, l’expérience des pairs a un impact beaucoup plus direct que ce que le psychiatre peut dire ou faire.
Tout en maintenant l’aspect clinique, Alas se concentre aujourd’hui sur l’éducation destinée au personnel soignant. «Je dirais que la stigmatisation ne concerne plus tellement les communautés, mais les médecins et les infirmiers, juge Mildred Ordóñez Ventura, psychologue et coordinatrice de projet. Il existe un grand manque d’information face aux maladies psychiques.» Pour y répondre, l’association a mis sur pied une campagne de formation du personnel soignant, sur la base des recommandations de l’OMS (Organisation mondiale de la santé). En plus des formations in situ, Alas a créé un groupe WhatsApp et veut y réunir les médecins généralistes de la région de Sololá. Alas veut se concentrer sur la promotion de la santé mentale dès la base et réduire le recours à la psychiatrie et aux médicaments. L’association table aussi sur la prévention, en intervenant dans les écoles, dès les classes primaires.
Si «success story» il y a, si les projets ne manquent pas, Alas fait face à un obstacle de taille: le défaut de ressources. Malgré l’ampleur des besoins, l’ONG ne reçoit aucun soutien financier des autorités. Un manquement que l’association impute à la corruption généralisée mais aussi, une fois de plus, à la stigmatisation qui entoure la maladie psychique. Pour pallier ce manque, l’association a recours au système D. Son budget – 20 000 dollars par année, quatre employés – repose sur les aléas de la coopération internationale. «Nous arrivons à fonctionner avec aussi peu de moyens parce que la majorité de ce que nous faisons ne requiert pas d’argent mais de la collaboration. Et cette dernière abonde au sein des communautés. Tout notre capital est humain», affirme le psychiatre Alejandro Paiz. Il ne cache pas son inquiétude quant à la pérennité de l’association mais reste optimiste. Une convention juridiquement contraignante est sur le point d’être signée avec les autorités locales.
Paru dans Diagonales n° 125, sept.-oct. 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique, www.graap.ch