Le droit de brûler la photo du roi
Septembre 2007. Juan-Carlos de Bourbon, alors roi d’Espagne et Chef des armées, visite la ville de Gérone. Des manifestations dénoncent la monarchie ainsi que l’«occupation de la Catalogne». Le cortège terminé, deux personnes, visage couvert, brandissent une photo du couple royal tête en bas. Ils aspergent l’image d’un liquide inflammable et y mettent le feu, sous les applaudissements du public.
Identifiés par la police, les deux manifestants sont condamnés à quinze mois de prison pour délit d’injure à la Couronne. Le juge leur donnera la possibilité de payer une amende de 2700 euros afin d’éviter l’emprisonnement. Le jugement sera confirmé par l’Audiencia Nacional, juridiction d’exception chargée des affaires politiques, et par le Tribunal constitutionnel. La Haute Cour espagnole le validera, considérant que l’acte n’est pas couvert par la liberté d’expression et que les manifestants avaient exhorté à la haine et à la violence envers le roi et la monarchie.
Saisie d’une requête, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt contredisant le constat des juridictions internes (Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, req. n° 51168/15 et 51186/15). S’agissant du but du geste, les juges relèvent que les faits ne peuvent être considérés comme une attaque personnelle contre le Bourbon, mais bien d’une critique politique envers le Royaume d’Espagne et sa monarchie, dans le cadre d’un débat d’intérêt public comme celui de l’autodétermination de la Catalogne. Le roi espagnol étant considéré comme le chef des armées de la force «occupante», il est légitime de le critiquer. Le recours au feu et l’utilisation d’une grande photo retournée doivent être considérés comme des éléments symboliques dans une mise en scène provocatrice qui ne dépasse pas les limites autorisées par la Convention. La Cour relève qu’il n’existe aucune trace d’incitation à la violence contre le roi ou ses proches. Enfin, les juges considèrent que la lourde sanction n’est ni proportionnée, ni même nécessaire. Ils constatent que l’Etat a violé la liberté d’expression (art. 10 CEDH) des requérants et somment l’Espagne de rembourser amende et frais de défense.
Dans plusieurs villes catalanes, la nouvelle est fêtée par des rassemblements où brûle la photo du nouveau roi, Felipe IV, et où l’on boit du cava à la santé de la sagesse de Strasbourg. La magistrature espagnole semble avoir pris acte de la décision: les dénonciations de la police contre les brasiers ont rapidement été classées. Le message a en revanche été bien mal reçu au Parlement espagnol: les partis unionistes (PP, PSOE et Ciudadanos) ont rejeté une proposition de loi des républicains catalans, appuyée par la gauche espagnole, visant à dépénaliser les infractions d’«injure à la Couronne» et d’«outrages à l’Espagne» en invoquant que cela reviendrait à autoriser la «calomnie» et «l’humiliation» de l’Etat et de ses représentants.
Cette réticence à prendre acte des recommandations internationales en matière de liberté d’expression est malheureusement dans l’air du temps. L’application combinée de la «loi bâillon» et l’interprétation large du crime d’«apologie du terrorisme» ont conduit ces dernières années à plusieurs cas choquants: le rappeur Valtonyc a été condamné à trois ans de prison pour ses chansons, avant de s’exiler à Bruxelles. Cassandra Vera a été condamnée à un an de détention, avec sursis, pour «humiliation des victimes du terrorisme». Les magistrats lui reprochent un tweet dans lequel elle désignait Luis Carrero Blanco, dauphin du dictateur Franco tué dans un attentat à la bombe de l’ETA en 1973, de «premier astronaute espagnol». L’activiste basque Alfredo Ramirez, quant à lui, purge un an derrière les barreaux pour avoir promené, durant les fêtes de son village, la photo d’un ami emprisonné pour appartenance à l’ETA.
L’artiste Santiago Serra a vu l’une de ses œuvres censurée puisqu’elle qualifiait les indépendantistes catalans incarcérés de «prisonniers politiques d’Espagne». Ou enfin, Jordi Cuixart, président de l’association Omnium Cultural, qui risque des dizaines d’années d’emprisonnement pour avoir appelé à défendre pacifiquement le droit à l’autodétermination des Catalans. Des affaires qui devraient suivre le même chemin que celle des deux pétroleurs géronais et mener au même constat. Victor Hugo a écrit un jour: «il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent». La situation est grave, mais gardons l’espoir. Alors que la Cour plaint ceux qui emprisonnent au nom du roi, soyons avec les peuples qui fêtent ses jurisprudences au cava.
*Avocat au Barreau de Genève, membre du Comité de l’association des juristes progressistes.