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«Sans l’écriture, je n’aurais tenu dans aucun métier»

Ecrire et gagner sa vie: activités concurrentes ou complémentaires? Sylviane Dupuis évoque la manière dont elle réussit à allier les deux.
«Sans l’écriture, je n’aurais tenu dans aucun métier» 1
Sylviane Dupuis. DR
Entretien

Poète et dramaturge, Sylviane Dupuis enseigne la littérature au gymnase et à l’université à Genève. En complément à notre dossier sur le «double métier» des écrivains, elle évoque ici la place centrale et intime qu’occupe l’écriture dans son quotidien.

Aimeriez-vous vivre de votre écriture, ou trouvez-vous important d’avoir un travail autre?

Sylviane Dupuis: Très tôt dans ma vie, j’ai su que l’écriture, sous une forme ou une autre, y occuperait la première place (la place essentielle, inaliénable), et qu’elle serait toujours là. Mais à tort ou à raison, je ne me suis jamais dit que je gagnerais ma vie avec ma plume. Justement parce qu’il fallait garantir une liberté à l’écriture – ou une nécessité, car il n’est pas sûr que l’écriture soit libre, nous écrivons pour l’essentiel ce que nous devons écrire et que nous ne savons pas, nous écrivons pour savoir ce que nous avions à écrire et que rien ni personne sauf soi ne pouvait nous apprendre.

Il faut dire aussi que deux choses ont concouru à cette idée que je me suis faite de ce «non-métier», qui est avant tout un travail. D’une part, les genres (la poésie, le théâtre, l’essai fragmentaire…) dans lesquels l’écriture – du moins, ce que j’ai décidé d’en publier – m’est venue ne permettent quasiment jamais de gagner sa vie, du moins durablement. Et d’autre part, j’appartiens à une génération, en Suisse romande, pour qui il apparaissait tout simplement inimaginable, ici, de «gagner sa vie comme écrivain». A part… Ramuz (mais c’est une figure à laquelle on n’oserait jamais se comparer!), il n’y avait quasiment pas de modèle.

«Ce sont des femmes qui ont ouvert le chemin vers l’idée de ‘ne faire qu’écrire’»

Après-guerre, ni Alice Rivaz, qui a fait carrière comme fonctionnaire internationale au BIT, ni Jacques Chessex ou Yves Velan, qui ont enseigné toute leur vie, ni Nicolas Bouvier, iconographe avant d’être écrivain, ni Philippe Jaccottet (bien qu’exilé en France) ou Etienne Barilier, qui ont gagné leur vie comme traducteurs, n’ont vraiment «vécu de leur plume».

Même pour un romancier, les tirages, la diffusion et le nombre de lecteurs étaient insuffisants ici. Il fallait en être un de grand talent, et si possible publié à Paris (ce qui était le cas d’un Jean-Luc Benoziglio, ou d’un Yves Laplace, qui appartient à la même génération que moi), pour imaginer la chose éventuellement possible.

Cependant… Rappelons qu’au milieu des années 1980, exactement au moment où je commence à publier, ce sont pour la plupart des femmes – et ce n’est pas un hasard – qui, ici, ouvrent le plus audacieusement le chemin vers l’idée de «ne faire qu’écrire», d’oser ça! Anne-Lise Grobéty, Catherine Safonoff, Amélie Plume… que précèdent déjà de grandes romancières «romandes»: Catherine Colomb, ou Corinna Bille, l’épouse de Chappaz.

Mais je crois que là n’était pas la question pour moi. En 1980, dès mes études terminées, j’ai choisi (choisit-on? peut-être le croit-on seulement) d’enseigner – c’est-à-dire de transmettre et partager la littérature – et d’écrire. Je ne l’ai jamais regretté. Ce sont pour moi des gestes qui se complètent. Et puis… je déteste l’idée de dépendre (d’une commande, d’un metteur en scène qui monte une de mes pièces, d’une bourse, ou d’un succès…) C’est tellement aléatoire et imprévisible). Il y avait donc dès le départ cette idée d’autonomie à assurer, quoi qu’il arrive. Financière, intellectuelle, personnelle. Pour une femme (ce qui durant très longtemps, historiquement, n’a pas ou n’a que très peu été le cas, mais qui a été le fait de toutes les femmes qui me précèdent: mère, grand-mère, arrière-grand-mère) autant que pour un homme, aujourd’hui, cette indépendance m’apparaît comme la condition première de la liberté.

Ecrire et travailler pour gagner sa vie sont-ils pour vous en concurrence?

Oui, indubitablement, il y a concurrence. Je ne sais pas s’il aurait mieux valu ou non me vouer à une activité parallèle plus éloignée de la littérature. J’ai failli devenir archéologue, au départ, mais c’est un métier devenu extrêmement scientifique. Et puis j’ai réalisé qu’écrire c’était aussi de l’archéologie, d’une certaine manière; et que ce qui m’intéressait plus que tout, c’était le travail du texte, par la lecture et/ou l’écriture, qui au fond se ressemblent beaucoup. Cela dit, ne faire qu’écrire peut aussi mener tout droit à la stérilité – ou à la «fabrication»… Il n’y a pas de solution idéale.

Pour parler de son double métier d’écrivain et de professeur de littérature, mais aussi de critique, Butor évoquait une «schizophrénie active». C’est tout à fait ça. Ecrire et enseigner nécessitent des positionnements absolument contradictoires! Il faut «savoir», d’un côté / ne pas savoir, de l’autre; dialoguer sans cesse avec les autres (ce que j’adore faire), et les conduire peu à peu vers ce qu’on veut leur faire voir, entendre, comprendre, saisir / ou bien descendre en soi et ne répondre que de soi, de sa forme, de sa langue… et se perdre, s’égarer, pour remonter ensuite, changé…

«Pour écrire vraiment, on a besoin d’énormément de temps. Y compris de ‘temps perdu’»

En même temps, dans ce cas précis, un «métier» peut se nourrir de l’autre, bien sûr, «activer» quelque chose de l’autre côté. Je dirais que pour moi, le point commun entre écrire et enseigner est qu’il en va d’une démarche de connaissance, et d’un dialogue (direct ou médiatisé par le livre) avec autrui.

Enseigner n’est donc en aucun cas un travail purement alimentaire. On n’a qu’une vie, la perdre à la gagner est une aberration. Mais chronophage, oui, et bien plus que je n’aurais cru! Or pour écrire vraiment, on a besoin d’énormément de temps. Y compris de «temps perdu».

Un besoin de reconnaissance sociale? Non. La seule reconnaissance que je pourrais – immodestement – espérer, c’est pour l’œuvre accomplie, et je ne le saurai pas! Mais peut-être, un besoin de situation sociale: pour qu’on me fiche la paix. En particulier dans ce pays… et cette très protestante, très bourgeoise et très pincée ville de Genève où, contrairement à la France ou l’Italie, être écrivain, être artiste, en tout cas quand j’ai commencé à me dire que c’était ce que je voulais être, ça ne signifiait en général pas grand-chose – quand ça ne suscitait pas vaguement le mépris! Il n’y avait alors ni Hautes Ecoles d’art, ni Institut littéraire, ni Ecole de théâtre, ni statut professionnel d’«écrivain»… et les comédiens portaient sur leur passeport «saltimbanque»! Ceux qui ont 20 ou 30 ans aujourd’hui n’en ont aucune idée.

Avoir un second métier, est-ce aussi une source de liberté, d’inspiration? Une manière de rester en contact avec une réalité professionnelle?

Oui. Rester en contact avec le «monde des autres», ce qu’on appelle le monde professionnel, malgré ses contraintes de plus en plus redoutables, et avec la réalité extérieure, m’a toujours paru nécessaire (et très sain!); c’est aussi un garde-fou précieux. Sans l’écriture, je n’aurais tenu je crois dans aucun métier. Mais sans travail professionnel autre, je n’aurais peut-être pas tenu non plus… L’écriture, c’est dangereux.

Quelle organisation avez-vous mis en place pour trouver le temps d’écrire?

J’écris autant que je peux, chaque fois que je le peux, c’est souvent pris sur les nuits, sur les vacances, les «distractions» de toutes sortes… Ecrire c’est une addiction (et même quand on n’écrit pas, on écrit). Mais je suis sans méthode –  sinon au sens de methodos, de chemin d’écriture qui avance, qui se fraie envers et contre tout sa voie, de livre en livre et de texte en texte, comme, aussi, de genre en genre, allant du poème au théâtre au poème dramatique pour se réinventer en prose… Sans rituels non plus – rien de religieux dans l’écriture, pour moi. C’est un travail, mais qui surpasse tous les autres, absolument tous. En ce sens, il a (si l’on veut, mais seulement pour moi) quelque chose de sacré. Ou d’absolu. Comme l’amour.

Le choix d’avoir une famille, des enfants, s’est-il trouvé en concurrence avec le désir d’écrire?

Je n’ai pas choisi de ne pas avoir d’enfant, la vie en a décidé à notre place. Je ne sais donc pas si j’aurais pu ressentir, le cas échéant, comme une «concurrence» tout ce qui va avec la famille, les enfants, ce qu’on leur doit, ce qui peut leur arriver, et la terrible responsabilité que c’est d’«élever» un être humain.

«D’une certaine manière, tout est concurrence, non pas du ‘désir d’écrire’, mais de l’écriture, du geste de création»

Bien sûr, d’une certaine manière, tout est concurrence, non pas du «désir d’écrire», mais de l’écriture, du geste de création, qui exigent qu’on s’y livre tout entier! Et en même temps, l’écriture sans la vie, ses émotions, ses douleurs, ses joies, ses angoisses, n’est rien. On ne peut ni se protéger de la mort, ni de la douleur, ni de la perte… Mais si enfant(s) il y a, on n’a plus de choix possible: le vivant prime, doit primer, quoiqu’il arrive.

Selon vous, les deux sont-ils possibles, et à quelles conditions?

Je pense que les deux sont tout à fait possibles et souhaitables, même si je n’en ai pas l’expérience. Mais aussi que, d’une part, créer une œuvre (si l’on y arrive) est également, à sa manière, sur le plan intellectuel, imaginaire ou spirituel, mettre au monde quelque chose de «vivant» qui, né de nous, nous échappe… Et que, d’autre part, beaucoup d’enfants de créateurs (hommes ou femmes) ont souffert de cette «concurrence» ressentie (pas forcément à juste titre) entre eux et l’œuvre. Quoi que nous vivions ou ne vivions pas, nous sommes tous faits de désir, de jalousie, d’absurdes sentiments de frustration! Au moins ne serai-je pas responsable d’avoir, en me vouant à l’écriture, causé de la souffrance à un enfant.

Même si cela peut paraître égoïste de les considérer sous cet angle, les enfants peuvent aussi représenter une source d’énergie, d’inspiration. Il n’est que de penser à Klee, qui n’aurait pas peint de la même manière sans observer son fils et ses dessins. Et surtout, nous avons tous besoin d’amour, de joie, et d’altérité: or c’est ce qu’apportent les enfants.

Dans quelle mesure vos proches sont-ils un soutien?

On ne tient pas le coup, absolument seul. La vie n’a de sens que si elle se partage, s’échange, se rit et se pleure au moins avec quelques-uns. Au moins avec un ou une. (Et à défaut, avec des lecteurs!) Mais il est vrai aussi que les proches ou les compagnons de créateurs en voient souvent de toutes les couleurs! Il leur faut être tolérants, patients, sans préjugés, assez aimants pour supporter les crises, les trous noirs, ne pas avoir un ego qui entre en rivalité avec l’autre…

«Je suis sûrement devenue écrivain parce que nous ne sommes vraiment nous-même que dans ce que fait surgir l’écriture»

C’est un miracle (et j’ai eu cette chance) de trouver celui (ou celle) auprès de qui on peut créer, qui ne nous contraint à rien et qui nous accompagne. Si ce n’est pas le cas, mieux vaut assumer la solitude – qui fait fondamentalement partie de notre condition humaine. Et de toute façon, hélas, on a besoin de beaucoup de solitude pour écrire (ou peindre, ou composer). De silence. De journées de silence et d’intense concentration.

Quel est le regard des autres quand vous dites que vous écrivez?

Beaucoup de gens ignorent que j’écris: mes élèves l’ignorent souvent presque jusqu’à la fin du temps passé ensemble, c’est le cas aussi de certains de mes étudiants à l’université. Il ne faut pas mélanger les choses: ce qui de moi-écrivain passe dans mon enseignement n’a pas à être nommé, annoncé, ils le reçoivent ou non, s’en doutent ou non. Mes amis savent bien sûr que j’écris et publie, mais (avant je m’en étonnais, plus maintenant) ce n’est pas souvent un sujet de conversation avec ceux d’entre eux qui n’écrivent pas. Il y a là un mélange de pudeur, parfois d’incompréhension peut-être. Et d’ailleurs comment parler de ce qu’on est en train d’écrire? C’est impossible.

Proust dit par ailleurs que «notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres», il n’y a rien de plus juste: nous sommes quelqu’un de différent pour chacun-e de ceux que nous fréquentons, c’est au fond très amusant et il est de peu d’importance de «paraître», de s’afficher comme écrivain ou non. En revanche, je suis sûrement devenue écrivain pour cela: parce que nous ne sommes vraiment nous-même que dans ce que fait surgir l’écriture. (Et peut-être aussi – et seulement – dans le regard de quelques-uns, compagnon, amis ou proches qui nous aiment en entier – positif et négatif confondus. Ce qui est rare.)

Quel rôle jouent pour vous les prix, les bourses, résidences, rencontres rémunérées?

Une bourse, c’est un vrai cadeau, financièrement: chaque fois que j’en ai reçu une d’une certaine importance (cela m’est arrivé trois fois), j’ai pris un an de congé à mes frais dans l’enseignement. Ça n’a pas amélioré mon «profil de carrière» (!), mais j’ai chaque fois beaucoup travaillé, j’ai avancé ou fini un ou deux livres en chantier et pu m’interroger sur la nouvelle direction à prendre. Les prix, ce n’est pas du tout nécessaire, mais ça fait du bien à l’image! Et on a quand même besoin, au début en tout cas, de cette caution des critiques, des jurys, ou des institutions, de cette reconnaissance de qualité, qui succède à celle de l’éditeur qui nous a accueilli. Recevoir le Prix Ramuz de poésie en 1986 a été pour moi décisif.

Pour le reste… tout ce qui nous permet de créer sans se soucier (momentanément) du reste est sans prix – pourvu qu’on ne nous demande pas en échange de nous déporter hors de notre travail, qu’on ne nous prenne pas trop de notre temps pour autre chose. Car on peut écrire partout. C’est notre chance.

«A chacun de nous de trouver des solutions, des compromis, qui préservent et la liberté, et la vie matérielle»

Quant à la rémunération des auteurs en cas de lectures ou prestations, je l’ai toujours défendue. L’Association (bénévole) pour une Maison de la littérature à Genève, créée en 2005 et que j’ai présidée jusqu’en 2012 (elle est devenue, depuis, la Maison de Rousseau et de la littérature, MRL), le revendiquait et payait tous les auteurs invités 500 francs. Ce qui alors était quasi inexistant en Suisse romande!

Publier en France est-il un moyen de mieux arriver à en vivre?

En ce qui concerne le roman, sans doute. En outre, les grandes maisons peuvent verser un à-valoir souvent important…. Encore que grâce à un travail de conviction long et acharné, un éditeur suisse romand comme Zoé, par exemple, soit aujourd’hui considéré en France, y compris par la presse, presque à l’égal d’une petite maison française, voire parisienne. Là aussi, la situation a beaucoup évolué en trente ans. Et ce n’est pas parce qu’un roman paraît à Paris qu’il aura du succès et se vendra (sauf Prix Goncourt!). Il faut tant de paramètres, et d’abord qu’il plaise aux lecteurs. Cela tient chaque fois de l’imprévisible.

Vous considérez-vous comme privilégié ou précaire?

Je suis indépendante d’un côté, salariée de l’autre. Et privilégiée, de ce point de vue, car je n’ai jamais eu à chercher des emplois. Certaines activités se sont présentées en plus, que j’ai volontairement ajoutées à mes deux «métiers», mais la base restait stable, et j’ai donc pu user de tout le temps que j’avais pour mon double travail d’enseignante et d’écrivain. Pour la génération qui me suit, ce sera sans doute bien plus difficile, tout devient très précaire…

Que faudrait-il imaginer pour que le statut particulier des écrivains soit mieux reconnu administrativement? Est-ce souhaitable?

Bien sûr que c’est souhaitable! D’autant plus que l’insécurité professionnelle va augmenter. Mais en même temps je persiste à penser (même si je sais que tous mes collègues ne partagent pas ce point de vue) qu’être écrivain reste un «métier» différent. Un non-métier soumis comme tout art aux aléas de la réussite et de la durée, mais qui doit pourtant obtenir un statut administratif, certaines garanties, tout comme devraient en obtenir les peintres, les musiciens, et tous les créateurs, qui sont absolument nécessaires à la vie et à la survie d’une société – depuis toujours. Il faut nous aider à pouvoir (continuer de) pratiquer notre art sans en crever ou devoir l’abandonner. Dignement. Mais à chacun de nous de trouver des solutions, des compromis, qui préservent et la liberté, et la vie matérielle.

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