Chroniques

Alors, mesdemoiselles, vous êtes toutes seules?

ENTRE SOI.E.S

–Euh, non, vous voyez bien qu’on est deux, là.

Ce genre de dialogue de la vie quotidienne est significatif de la conception, encore bien ancrée dans nos petits crânes, qu’une femme, lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’un homme, est considérée comme étant seule1>«Les amitiés féminines», Nouvelles Questions féministes (NQF), 2011..C’est la toute-puissance de la relation hétérosexuelle qui transparait. L’idée du «couple hétérosexuel exclusif pour-la-vie» reste encore largement prégnante dans les consciences comme étant le mode de relation de référence, voire le noyau à partir duquel le reste de la société se construit. Or le couple dans son acception «classique» concerne, sociologiquement parlant, de moins en moins de gens2>Sasha Roseneil, «Mettre l’amitié au premier plan: passés et futurs féministes», NQF, 2011..

Dans tout ça, peu de place est accordée aux amitiés, encore moins lorsqu’elles sont féminines. Ce type de lien est pourtant essentiel, notamment pour celles qui sont les plus directement touchées par l’atomisation de notre société. Contre l’individualisme qui prédomine, les amitiés féminines font rempart. C’est bien entre femmes que l’on se soutient contre les violences familiales, qu’on organise des repas collectifs dans les villages sans cantine scolaire, qu’on prépare des banderoles pour des manifs contre la culture du viol, qu’on danse au cours de zumba pour profiter des sensations de nos corps, qu’on rédige des chroniques pour un journal local.

Nos amitiés sont pourtant souvent déconsidérées. On serait avant tout des rivales. Entre nous, on serait chiantes, compliquées, dramatiques. Encore plus quand on est plusieurs, carrément ingérables quand on est en bande. Cette conception misogyne de nos liens, qui peut parfois être intériorisée et saper toute possibilité de rapports constructifs entre nous, transmet une version négative et futile de nos amitiés. Il est frappant de constater comment les discussions féminines sont considérées dans le sens commun: on parle trop, on aime les ragots et on fait de la psychologie de comptoir. Dans un monde où la parole est au centre, car elle constitue un outil d’affirmation de soi et de pouvoir politique, ces clichés discréditent les paroles féminines. Ils ont pour effet de ne pas accorder une véritable place aux enjeux privés et de faire passer l’idée que nos réflexions ne sont pas importantes. Ces mécanismes de disqualification de la parole sont d’autant plus bâillonnants qu’ils se conjuguent aux autres systèmes d’oppression dans leurs formes particulières.

C’est souvent dans les relations amicales féminines que se transmet un certain savoir, oublié des grandes études menées par des grands chercheurs, effacé des livres d’histoire et de biologie. Un savoir qui n’est pas centré sur les préoccupations masculines, blanches, bourgeoises, cis et hétérosexuelles, et qui permet à la fois de voir émerger des concepts comme celui de la «charge mentale» et de développer des stratégies concrètes pour y remédier. Les amitiés féminines, ce sont aussi pour beaucoup d’entre nous de véritables soupapes de sécurité. Des lieux où il est permis de souffler hors des luttes quotidiennes du privé et du public. Des espaces en suspens dans un monde souvent épuisant.

Notamment parce qu’on y parle, les amitiés féminines sont des lieux d’émergence de l’empouvoirement. Elles nous remettent au centre dans une société patriarcale qui nous inculque l’idée que l’on doit être en retrait, passer après les autres. Il ne s’agit pas de substituer aux mythes de la relation amoureuse et de la famille nucléaire celui de l’amitié féminine. Les relations amicales abusives existent. Et les amitiés se nouent trop souvent dans un certain entre soi: qui se ressemble socialement s’assemble. La misogynie intériorisée, mais aussi le racisme, le classisme et la lgbtiq-phobie, confinent souvent nos relations à un champ des possibles somme toute réduit.

Mais malgré ces limites, au gré de nos parcours de vie, nos amitiés constituent un espace privilégié pour expérimenter des relations de sororité: cette solidarité politique entre femmes3>Par femmes, nous entendons les personnes qui se définissent comme telles. qui nous rappelle également que nous avons des obligations envers toutes les femmes et tous les groupes marginalisés4>bell hooks, De la marge au centre, 1984; Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, 1999..Ces liens nous font souvent toucher du doigt la possibilité de sociétés plus justes, plus solidaires. Ils nous permettent de nous battre5>Adrienne Rich, Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence, 1980..De copines à camarades, des embrassades aux poings levés, il n’y a finalement qu’un pas. Pour paraphraser Francesco Alberoni, qui lui parlait d’amour, l’amitié féminine «c’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux6>Francesco Alberoni, Le choc amoureux, 1979».

Notes[+]

* Respectivement docteure en droit et secrétaire syndicale.

Opinions Chroniques Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa

Chronique liée

ENTRE SOI.E.S

lundi 8 janvier 2018

Connexion