Alternatives

Polyphonies radicales

Depuis cinquante ans, la société, son carcan et ses marges ont évolué. Tout comme les revendications sociales. Tour d’horizon avec quelques porte-voix de causes qui se fraient un chemin.
Polyphonies radicales
Une soirée micro ouvert de la Makhno, à l’Usine. OLIVE
Mai 68

Les graines semées en Mai 68 continuent de germer. Ce qui semblait révolutionnaire il y a cinquante ans ne l’est plus forcément. Mais où se trouvent, aujourd’hui, les enjeux d’une société plus juste? Loin de succomber à l’opposition des causes ou des générations, les militants actuels prônent l’intersectionnalité, tout en défrichant de nouveaux combats. Le Courrier a exploré quelques pistes.

Aide aux migrants

Solidarité, antiracisme et internationalisme sont au cœur de l’action des collectifs d’aides aux personnes migrantes. Des idéaux présents en 1968, mais qui ressurgissent plus fortement aujourd’hui alors que la question migratoire prend une place croissante dans la société.

A Lausanne, le Collectif R avait occupé illégalement l’Eglise Saint-Laurent en 2015, avant d’être accueilli par la paroisse de Mon-Gré. Un refuge pour requérants déboutés au motif des directives de Dublin avait vu le jour dans ces murs. Graziella de Coulon, membre du collectif, perçoit cette action comme une nécessité: «Ouvrir ce refuge était un acte concret qui a porté ses fruits en aidant directement ceux qui en avaient besoin.» Après trois ans de lutte, le refuge ferme ses portes face à l’immobilisme de l’Etat. «Mais nous ne lâchons rien. Il faut que nous soyons plus créatifs, que nous ne puissions pas être ignorés.» Une forme de radicalité perçue comme le seul moyen d’arriver à ses buts. «Nous avons été trop gentils, analyse Graziella de Coulon. Face au mépris des autorités, il faut durcir nos actions.»

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Mobilisation en 2017 pour l’accueil digne des réfugiés. KEYSTONE

Au bout du lac, le collectif Perce-frontières, ex-No Bunker, avait occupé la Maison des arts du Grütli et la salle du Faubourg à l’été 2015. Il dénonçait les conditions de logements des requérants dans les abris de la protection civile. Des occupations menées en toute illégalité. «Poser la question de la légalité, c’est se demander qui a écrit la loi, explique un membre du mouvement. On peut proposer une autre vision de ce qu’est la loi. Certains perçoivent comme illégal ce que nous pensons légitime.» Même son de cloche à Lausanne: «Nos actions sont peut-être illégales vis-à-vis des lois cantonales, ou suisses, mais pas par rapport aux droits fondamentaux», tranche Graziella de Coulon.

Quid de l’héritage soixante-huitard? «La lutte existait avant, elle a existé après et existera toujours. Elle n’est pas rattachée à ce moment précis», analyse un membre de Perce-frontières. Pour Graziella de Coulon, «Mai 68 a surtout représenté l’espoir d’un changement, un espoir que partagent encore aujourd’hui de nombreuses personnes».

Repenser l’espace public

«Le mouvement a pour but de créer des ponts entre différents acteurs et de redéfinir ensemble l’espace public. Ce postulat est à la base de Prenons la ville», explique un membre du mouvement, qui souhaite garder l’anonymat. Avec trois manifestations entre 2017 et 2018, Prenons la ville a passablement agité la cité de Calvin.

Né dans un premier temps pour défendre la maison collective de Malagnou, le mouvement s’est élargi pour englober des problématiques telles que la gentrification, la place des personnes racisées, la question de genre, la nécessité de logements abordables et de lieux de fêtes. «L’objectif est de proposer un discours de fond sur l’espace public, de le redéfinir en y incluant ses membres les moins visibles.»

La maison de Malagnou a donné naissance à ce front. Elle illustre l’importance des lieux pour Prenons la ville. «Avoir des espaces d’expérimentation, des espaces où penser différemment est primordial. C’est de ces lieux que naissent la lutte, de la rencontre des gens.» Mais sortir des normes n’est pas sans risque; le mouvement dénonce régulièrement la répression qu’il subit. «Sortir des normes fait peur. L’Etat doit à tout prix recadrer. Depuis quelques temps, on voit que le pouvoir durcit le ton et cherche à casser tous les mouvements qui veulent penser le monde différemment.» Si le mouvement se veut large et inclusif, il ne renonce pas à sa radicalité pour autant. «S’il faut rompre avec la légalité pour illustrer des situations choquantes, par des occupations d’immeubles inoccupées, nous n’hésitons pas.»

Mai 68 est un exemple concret de mobilisation large pour le mouvement. «Ces manifestations ont permis à de nombreux discours de se rejoindre, à ne pas rester fragmenté. C’est ce que nous essayons de faire au quotidien: élargir notre front pour proposer une vision horizontale, inclusive et cohérente de l’espace social.»

Antispécisme

«Lorsque l’association PEA (Pour l’égalité animale) organisait la première Marche pour la fin du spécisme à Genève, en 2015, le mot était alors peu connu des Suisses romands», confie Pia Shazar, porte-parole de l’association romande. Aujourd’hui, il se lit dans les journaux sans note explicative. «Désormais, l’antispécisme est une critique que les gens arrivent à situer, et le débat public qui en découle est assez vigoureux», se réjouit-elle.

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Des activistes de PEA en juillet 2016 à Lausanne. KEYSTONE

Le mouvement, et le mode de consommation qui en découle, le véganisme, ont trouvé ces dernières années des échos grandissants au sein de la population. S’agit-il d’un mouvement radical? «L’antispécisme est un mouvement politique avec des revendications fortes, qui remettent en question l’organisation de notre société, ainsi que tout un héritage culturel. En cela, c’est un mouvement radical. Toutefois, nous ne demandons pas grand-chose, simplement d’arrêter de faire souffrir les animaux inutilement. Aujourd’hui, dans nos sociétés, nous avons la possibilité de nous passer de l’exploitation animale.»

Radical un jour, radical toujours? «Aucun militant ne veut paraître radical à vie. Tout ce que nous souhaitons, c’est que, le plus vite possible, l’antispécisme soit la norme.» Pia Shazar poursuit: «Nous vivons une période de dépolitisation, dans laquelle peu de gens s’attachent à questionner l’organisation de la société. Cela se ressent dans la manière dont ils perçoivent l’antispécisme, le militantisme surprend, comme s’ils oubliaient qu’on a le droit de revendiquer.» Au sujet de l’actualité récente des bris de vitrines, Pia Shazar commente: «Les modes d’actions divergent d’un militant à l’autre, comme dans chaque mouvement politique.»

Féminisme

Contraception, règles, écriture inclusive, charge mentale, art, sexualités, masculinités… Un mercredi par mois, le club de lecture et de discussion féministe La Quatrième Vague (LQV), basé à Lausanne, se saisit d’une thématique dans une atmosphère d’écoute et de partage. Le public de ces discussions intersectionnelles. est majoritairement féminin, parfois queer ou gender fluid (qui navigue entre les deux genres, ndlr).

Immédiatement, nos questions autour de la fin des années 1960 et de la radicalité font rebondir Eva, l’une des participantes très actives de LQV. Elle dépeint le groupe des New York Radical Women, une sororité née en 1967 et déterminée à démanteler le patriarcat. De l’héritage de Mai 68 pour les mouvements féministes actuels, elle relève qu’à l’époque de la deuxième vague féministe, les revendications visaient souvent la libération sexuelle. «Et ce que j’ai lu me dit que Mai 68 n’a pas tant libéré les femmes que les hommes sur ce point. Aujourd’hui, l’enjeu est de défendre toutes les femmes, dans leurs besoins spécifiques. Nous devons nous écouter et sortir des rapports hétéronormés, patriarcaux et racistes.»

A l’heure des polémiques suscitées par le mouvement #metoo, l’écriture inclusive, ou les rassemblements en mixité choisie, Eva observe que «toute action militante, qui consiste à sortir du système imposé, c’est déjà radical.» Porter plainte, par exemple, en cas de viol ou de harcèlement «quand on sait que la procédure traîne durant des années, que la souffrance des victimes est niée, que beaucoup de demandes sont déboutées».

Le terme «radical», regrette-t-elle, laisse imaginer un groupe prêt à «faire péter un parlement». Or l’immense majorité des mouvements féministes sont aussi pacifistes. Eva n’a en tête qu’un exemple de groupe féministe armé. «Les femmes ne veulent pas créer davantage de conflits. Elles ne veulent pas ajouter de la violence alors qu’elles l’affrontent dans les rues, au travail, dans la cour de récré, à la maison…»

Même face à l’urgence de la cause et aux ravages causés par le patriarcat, les féministes trouvent des façons non violentes de faire porter leur voix, «à l’image des 2000 écoféministes qui ont encerclé le Pentagone en 1980 et bloqué ses issues en tissant des toiles de rubans colorés», illustre-t-elle. Une désobéissance civile qui n’avait pas été du goût de la police, les officiers ayant dû sortir leurs couteaux de poche pour venir à bout des rubans. «Mais, conclut Eva, on n’arrête pas si facilement les idées.»

Culture alternative

L’Usine symbolise depuis 1989 la culture alternative genevoise. Au premier étage de l’ancienne bâtisse industrielle se trouve la Makhno. Une salle de concerts et buvette libertaire devenue en cinq ans un espace de débats, à l’intersection des luttes. Des cafés politiques mensuels abordent les problématiques décoloniales, le féminisme révolutionnaire, l’anticapitalisme, l’antifascisme, le droit à la ville…
Sans oublier la base, la programmation de soirées qui vont du hip hop à micro ouvert à des légendes punk de Belfast en passant par de la cumbia-rap balkano-chilienne, du metal étasunien, des soirées de soutien aux Kurdes du Rojava, à la caisse juridique de soutien aux victimes de la répression policière… L’affiche du programme de mai recycle le visuel du «CRS SS» à matraque, clin d’œil à l’efficacité graphique de la propagande de Mai 68.

Au sein du bâtiment autogéré, la Makhno porte le flambeau de la résistance. «Ce serait injuste de nous présenter comme seul lieu politisé de l’Usine, tempère celui qu’on appellera Steve. Le cinéma Spoutnik, le Théâtre ont une programmation engagée, le Zoo défend une musique électronique non mainstream

A la Makhno, les affiches anti-harcèlement côtoient une foison de tracts, flyers, fanzines. La philosophie se veut inclusive. «La politique de prix très bas ou libre favorise le brassage», commente Steve. Lui est arrivé à l’Usine via les squats et le site Artamis, quand Genève cultivait la diversité de ses labos socioculturels.

Evoquant l’«hégémonie culturelle» chère à Gramsci, le permanent de la Makhno insiste sur la nécessité de s’adresser au plus grand nombre, de «ne pas rester des marginaux», de «s’organiser sur la base de l’autogestion et de la solidarité dans les structures culturelles associatives et sportives». L’autogestion, «c’est bien quand ça marche». Et pour cela, il faut des réunions, de l’auto-responsabilisation, en l’occurrence d’une dizaine de personnes, en partie bénévoles.

Ecologie solidaire

On retrouve William dans le quartier des Grottes, à Genève. William, c’est la voix et le micro de LibrAdio, média associatif itinérant tourné vers le collectif. Il parle en un «nous collectif, d’une nébuleuse où chacun partage des valeurs». Horizontalité, solidarité, respect des autres, autogestion… Ce qu’il retient de Mai 68? «Une certaine transversalité, même si c’était une révolte très urbaine et – un petit peu – bourgeoise. Parmi les causes qu’il suit de près, plusieurs mêlent anticonsumérisme et respect de l’environnement. Certaines œuvrent dans les marges tolérées du système, d’autres vont au-delà.

Il évoque des exemples «qui apportent des bénéfices immédiats pour tout le monde». Les magasins gratuits, faits de récup’; la Critical Mass, qui rassemble chaque mois des cyclistes et adeptes de mobilité douce promouvant des alternatives non polluantes et peu voraces en espace au trafic motorisé privé; ou encore le freeganisme, qui cherche des déchets alimentaires comestibles – «c’est illégal, mais cette nourriture trouve toujours preneur».

Autant d’initiatives qui, accumulées, permettent de vivre autrement, de s’aménager des «îlots de liberté, hors du système marchand». Selon William, c’est là que réside une forme de radicalité: pas seulement dans les mouvements spectaculaires, mais aussi dans ces petits riens partagés au quotidien entre des personnes qui ont un même socle de valeurs. «Quand, après une manif, trois loulous discutent cuisine et échangent des astuces vegan par exemple, rigole-t-il. La radicalité, ça reste un mot-valise, un fantasme. L’autogestion, c’est l’ordre moins le pouvoir; c’est partagé, réfléchi, rationnel. Et quiconque y goûte voit tout ce qu’il y a à y gagner. Ce n’est pas pour rien que les publicitaires ont besoin d’une telle débauche d’énergie pour nous convaincre que la finalité, c’est consommer sans réfléchir.»

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