La faillite d’un modèle
Et si les services publics venaient à faire faillite? La question a l’air absurde vu de Suisse; elle bouleverse pourtant le Royaume-Uni. Déjà secoué par le Brexit, le pays vit un nouveau puissant séisme depuis lundi, jour où l’entreprise Carillion s’est déclarée en cessation de paiement. Cette société forte de près de 20 000 employés britanniques assure en effet des centaines de tâches de service public, pour un montant conséquent de 2,3 milliards de francs pour le seul Etat central. Prisons, armée, logement, nettoyage, cantines, transport, hôpitaux et même culture, le géant prétendait savoir tout faire, mieux et moins cher que l’administration. Près de quatre décennies de privatisations laissent aujourd’hui des usagers dans le doute et une dette de plusieurs milliards de francs.
Au nom du principe de continuité des prestations, l’Etat a pris le relais et garantit le respect de la loi. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que les collectivités publiques seront les premiers créanciers de Carillion à sacrifier leurs intérêts financiers pour défendre ceux des citoyens. On connaît le principe: les pertes des actionnaires sont bien la seule chose que les libéraux qui nous gouvernent acceptent de socialiser.
Après la crise sociale illustrée par le Brexit et la crise politique qui a suivi ce vote historique, le choc Carillion pourrait porter le coup de grâce au modèle néolibéral imposé dans les années 1980 par Margaret Thatcher et perpétué ensuite par le «néotravailliste» Tony Blair. Le sujet est sensible depuis plusieurs années: les sondages ont montré à quel point les poussées électorales des nationalistes écossais et des travaillistes de Jeremy Corbyn étaient liées à leur défense des services publics, voire à des projets de renationalisations. A lui seul, l’exemple du rail – devenu plus dangereux, vétuste et cher (+117% entre 1995 et 2015) – agit comme épouvantail à privatisations pour nombre de Britanniques.
Requinquée par son leader et une nouvelle génération de militants radicalisés, l’opposition travailliste ne manquera pas de profiter du scandale pour poser les questions qui fâchent. Comment un tel poids lourd de l’économie insulaire peut-il s’effondrer du jour au lendemain? Comment les autorités ont-elles pu confier plus de 450 mandats à ce géant aux pieds d’argile? Pourquoi simplement ne pas admettre que nombre de tâches essentielles d’un Etat ne sont pas solubles dans le marché?
Pionniers des services publics au milieu du XXe siècle comme de leur démantèlement à la fin de celui-ci, les Britanniques ont désormais une longue expérience des dysfonctionnements de la sous-traitance, de la précarisation de l’emploi public et de la mise en concurrence des opérateurs. Nous serions bien inspirés de les observer de près plutôt que de suivre aveuglément nos prophètes néolibéraux.