Les nouveaux défis du droit international
Professeur à la Faculté de droit de l’Université hébraïque de Jérusalem, Yuval Shany a été invité ce printemps par la Faculté de droit de l’université de Genève à donner une conférence sur les rapports entre les cours internationales de justice et le monde politique. Le chercheur israélien était de passage sur les rives du Léman en tant que membre du Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies. Cet organe – qu’il ne faut pas confondre avec le Conseil des droits de l’homme – est composé d’experts indépendants élus par les Etats membres et dont la mission consiste à surveiller la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, un traité entré en vigueur le 23 mars 1976.
Vous défendez l’idée que les cours internationales devraient divorcer du monde politique. Pourquoi?
Yuval Shany: Malgré leur devoir d’indépendance et d’impartialité, les cours internationales de justice ne sont jamais totalement déconnectées de l’environnement politique. Non seulement les juges sont élus par les Etats mais, en plus, n’ayant pas de police à leur service, ils dépendent de la bonne volonté de ces mêmes Etats pour faire appliquer la loi. Ils sont donc sans cesse amenés à formuler leurs décisions de manière à ce qu’elles soient acceptables et applicables par le système politique du pays concerné. C’est pour cette raison qu’en décembre 2010, par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme, prenant en compte les spécificités de la société irlandaise, n’a pas voulu remettre en question le droit irlandais à interdire l’interruption volontaire de grossesse dans les cas où la vie de la mère n’est pas en danger. On observe le même genre de phénomène dans la cour internationale de justice à La Haye (Pays-Bas) dont bon nombre de décisions préservent les différentes parties.
Comment remédier à ces problèmes?
Les cours internationales devraient commencer par reconnaître l’existence de ce type de problèmes, ce qui n’est pas encore le cas. Elles devraient ensuite contribuer à fixer des règles institutionnelles qui les protégeraient autant que possible contre toute pression politique directe ou indirecte. Certaines initiatives vont déjà dans ce sens. La Cour européenne des droits de l’homme, par exemple, a réduit à un seul le nombre de mandats possibles de ses juges. Ces derniers n’ont donc plus à se préoccuper d’être réélus et ne doivent plus craindre de froisser certains Etats par leurs décisions. Enfin, il convient d’être le plus transparent possible. Dans le cas de l’Irlande que je viens de citer, la Cour européenne reconnaît dans son arrêté que la législation irlandaise qui interdit l’interruption de grossesse poursuit le «but légitime de protéger la morale dont la défense du droit à la vie de l’enfant à naître constitue un aspect en Irlande». A mon avis, le résultat est problématique en termes d’application de la loi, mais au moins le processus de prise de décision était transparent. Cela dit, les cours internationales ne doivent pas générer des attentes disproportionnées. Elles font ce qu’elles peuvent.
Vous avez été nominé par Israël comme candidat au Comité des droits de l’homme de l’ONU (poste auquel vous avez été élu en 2012). Cette décision vous a-t-elle surpris alors que vous n’hésitez pas à critiquer certaines actions de votre gouvernement?
Si. Mais les autorités israéliennes ont peut-être estimé qu’elles avaient davantage de chances de décrocher un siège en proposant quelqu’un ne leur étant pas affilié. Cela ne change rien au fait que le gouvernement actuel n’est, en effet, pas très ouvert à la critique et très sensible sur certaines questions. Nous avons eu un problème dans notre université avec un programme de formation sur les droits humains qui comprenait des stages dans des ONG actives dans ce domaine. Un des ministres a pris cela comme une association avec ce qu’il perçoit comme étant l’ennemi. Du coup, on a perdu le soutien pour ce programme. Nous avons finalement résolu le problème, mais cet événement a agi pour moi comme un signal indiquant que nous ne vivons pas des temps ordinaires, que les tensions sont plus élevées et que certaines prises de position peuvent nous amener à figurer sur des listes noires qui nous interdiraient l’accès à certaines positions plus élevées dans le pays. Je ne voudrais cependant en aucun cas me placer dans la même catégorie que certaines personnes très courageuses que nous croisons à l’ONU et qui luttent pour les droits de l’homme dans des endroits 100 fois pires qu’Israël et ce au péril de leur vie.
Que pensez-vous de la position du président américain remettant en cause la solution dite à deux Etats comme issue au conflit entre Israël et la Palestine?
Depuis 1993, Israël et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) sont engagés dans un processus censé aboutir à la création de deux Etats distincts. Cela n’a pas empêché des voix appartenant aux deux camps de soutenir des voies alternatives. Du côté palestinien, certains proposent une solution à un seul Etat, où tout le monde aurait le droit de vote, avec l’idée que la population arabe deviendra un jour majoritaire et donc à même d’accéder au pouvoir. L’extrême droite israélienne, quant à elle, demande l’annexion de toute ou d’une partie de la Cisjordanie tout en n’offrant que des droits limités aux Palestiniens qui y résident; ce qui, pour de nombreux observateurs, reviendrait à adopter un modèle d’apartheid légal.
Dans ce contexte, le président américain s’est dit favorable à un accord qui convienne aux deux parties. Qu’il aboutisse à un ou deux Etats, cela lui serait égal. Mais en paraissant, disons, agnostique par rapport à la solution à deux Etats, il donne une certaine légitimité aux éléments extrêmes des deux bords. C’est à la fois regrettable et préoccupant.
En Israël, il existe de fait deux systèmes légaux. A l’intérieur des frontières de l’Etat hébreu, la loi s’applique et les institutions nationales exercent leur autorité. Malgré certains problèmes, il s’agit dans l’ensemble d’une société bien régulée dans laquelle règne l’état de droit. Le premier ministre lui-même est d’ailleurs sous enquête pénale dans deux affaires de corruption. Il a été interrogé par la police et la plupart des commentateurs pensent qu’il sera mis en examen. C’est la preuve qu’Israël est un Etat où personne n’est au-dessus des lois. Lorsque les tribunaux prennent une décision, celle-ci est suivie.
Et dans les Territoires occupés?
Ces zones, en revanche, sont officiellement soumises à une loi d’occupation militaire. Les cours de justice israéliennes exercent une certaine autorité, mais la loi y est appliquée avec une certaine «flexibilité». Cela rend possibles des initiatives telles que l’établissement de colonies sans droits de propriété ni permis de construire. Les colons, qui se comptent aujourd’hui en centaines de milliers, vivent un peu comme au Far West. Ils profitent d’une situation anarchique créée par la combinaison d’un laxisme légal, de la présence d’un conflit et d’autorités qui ressentent une certaine sympathie pour leur idéologie.
Peut-on apporter davantage de droit dans les Territoires occupés?
De nombreuses organisations non gouvernementales y travaillent et certains cas sont amenés devant les tribunaux israéliens. Mais c’est une lutte à contre-courant qui se heurte à l’opinion publique majoritaire et à des forces politiques actuellement au pouvoir. Certains élus offrent en effet aux colons une protection politique et désormais aussi légale. C’est ce qui est arrivé en février lorsque la Knesset (Parlement israélien) a voté une loi dite de «régulation» des colonies et qui autorise l’Etat à s’approprier, contre compensation, des terrains privés palestiniens en Cisjordanie sur lesquels des Israéliens se sont installés sans autorisation.
Que pensez-vous de cette loi?
A mon avis, elle viole la Constitution. De nombreuses plaintes ont déjà été déposées. Nous pensons que la Cour suprême retoquera cette législation. J’ai d’ailleurs déposé, avec 27 de mes collègues, un amicus brief allant dans ce sens. Ce mémoire présente au tribunal des informations ou des opinions pouvant l’aider à trancher l’affaire. Le procureur général lui-même a pris la décision extraordinaire de ne pas aller devant les tribunaux pour défendre le texte voté par la Knesset.
Au sein de votre université, vous participez à une équipe de recherche sur les défis en matière de sécurité et de droit que pose le monde digital d’aujourd’hui. De quoi s’agit-il?
Il y a un an, le tout nouveau Centre de recherche en cybersécurité de l’Université hébraïque de Jérusalem a invité la Faculté de droit à le rejoindre afin de relever les défis légaux que représente la cybersécurité. Chaque jour, des milliers d’attaques informatiques ciblent des ordinateurs à travers le monde. Les gouvernements et des sociétés surveillent en continu les comptes privés de la population. Quelles lois de quels pays sont valables dans tous ces cas de figure? Certains de nos chercheurs travaillent sur ces questions. D’autres essayent d’identifier, à l’aide d’une méthodologie criminologique et de l’analyse du trafic sur Internet, quel est le genre d’environnement qui est le plus susceptible de générer de la violence. D’autres encore s’intéressent à la manière dont l’émergence de publications en ligne affecte l’indépendance et la durabilité des médias traditionnels ou aux dilemmes moraux posés par les véhicules autonomes. Les sujets ne manquent pas.
Comment faire appliquer la loi sur Internet?
C’est la question que l’on se pose. Pour l’instant, en matière de cybersécurité, la loi, très ancienne et conservatrice, n’a pas réussi à développer de bonnes solutions. Par exemple, identifier un pirate informatique, obtenir son extradition si nécessaire et prouver les accusations dans un tribunal, est devenu inimaginable. Certaines agences gouvernementales ont donc décidé de développer des capacités offensives capables de répondre à des attaques informatiques en détruisant les ordinateurs des pirates eux-mêmes. C’est tout de même très différent de ce que les juristes ont à l’esprit lorsqu’on évoque l’application de la loi. Mais peut-être que c’est ça, le futur. A la place de rédiger des actes d’accusation, le bureau du procureur général demandera à la police de répondre aux attaques par d’autres attaques. Comme une sorte de légitime défense. Sauf que ce concept légal n’existe pas en dehors d’un danger menaçant l’intégrité physique d’une personne.
Paru dans Campus n°129, juin 2017, magazine scientifique de l’université de Genève.