Chroniques

Intimités et politique

ENTRE SOI.E.S

Sur une terrasse ensoleillée d’une ville fictive au bord d’un lac non moins imaginaire, elles discutent avec animation. Leurs mains bougent au rythme de leurs paroles, leurs lunettes reflètent le soleil couchant et le cendrier se remplit. Au milieu de la table, le Queer Nation Manifesto*1 value="1">Queer Nation Manifesto, 1990, https://infokiosques.net/spip.php?article808, un tract écrit en 1990 par le groupe d’action étasunien Queer Nation, composé de personnes non hétérosexuelles. Dans ce manifeste, ces activistes se réapproprient l’insulte homophobe queer, afin d’en tirer des propositions politiques révolutionnaires qui bousculent à la fois la société hétéropatriarcale qui les opprime, et les autres mouvements LGBT vus comme insuffisamment radicaux. Imaginons que l’une des trois demande aux autres:

– Il vous parle ce mot, queer, vous qui n’êtes pas hétéro?

– Je me décris comme bisexuelle et je me revendique queer. Le premier terme, c’est une description presque médicale: je suis attirée par les personnes de tous les genres et donc bisexuelle. Cela m’a toujours semblé être un résumé très brutal de toute la complexité et la fluidité de mon intimité, mais il est plus simple à expliquer aux personnes autour de moi. Queer signifie «bizarre», «tordu». C’était une insulte courante pour désigner les personnes homosexuelles ou celles qui s’éloignaient trop des normes de genre. Pour les militant-e-s de la Queer Nation, se réapproprier le terme queer, c’est convoquer leur colère et leur tristesse qui, au lieu de créer le silence, entraînent la révolte et l’union.

– Ces sentiments, tu les ressens aussi?

– Ils m’habitent, même. Que ce soit quand on me dit que mon intimité est anormale, voire dangereuse pour les enfants, et que je devrais me marier avec un homme, quand on tue mes frères et mes sœurs LGBTIQ+, quand on instrumentalise ma sexualité pour justifier des politiques racistes, quand simplement on refuse de reconnaitre mon existence, ça me donne envie de tout faire péter. Et cette colère, moi aussi je tente de la transformer en une force collective. Un tsunami révolutionnaire fait pour repenser notre perception du genre, de l’amour, de la normalité et dans lequel nous pourrions TOUS et TOUTES exister tranquillement.

– Moi, je n’arrive pas à me dire queer. Comme si ce mot exigeait une posture radicale envers la normalité qui correspond souvent à mes positions politiques, mais pas toujours à ce que je vis. Le terme le plus proche de ce que je ressens et de ce que je veux revendiquer est lesbienne. Ce mot lourd en imaginaires et stigmatisations a l’avantage d’être clair, d’inclure une attirance affective et sexuelle, de souligner la particularité d’être une femme homosexuelle. Mais il est difficile de se l’approprier. En tout cas, ça m’a pris du temps. D’ailleurs, selon les contextes, je le remplace par «être avec une femme», «homo» ou par le silence, quand je sens qu’il vaut mieux ne rien dire.

– Et au niveau de tes engagements?

– Ce mot a aussi un poids politique. Lesbienne, pour moi, c’est être en lutte contre l’hétéronormativité, visible et solidaire dans ce combat; c’est également un appel à un féminisme inclusif. Mais pour en revenir au mot queer, il me semble malheureusement parfois dévoyé. Son usage devient plus proche d’arty, de cool, que de révolutionnaire. Même des hétéros dans un schéma classique de couple s’en réclament, comme d’une mode. Un peu au même titre que la lesbienne conceptuelle des mouvements féministes des années 19702 value="2">Peau. A propos de sexe, de classe et de littérature, Dorothy Allison, Cambourakis, Coll. Sorcières, 2015..

– Certaines personnes hétéros minimisent la fonction de survie et d’existence que remplissent ces mots. Notre sexualité a aussi un nom; et ce mot, hétérosexualité, est important en cela qu’il permet de rappeler que nous faisons partie d’une catégorie privilégiée, et dont le mode de relation est utilisé comme une arme contre quiconque n’aime et ne baise pas comme nous. Queer, ce n’est pas une coquille vide. Tant qu’on n’a pas survécu au fait de passer «un mois marchant main dans la main en public avec quelqu’un-e du même sexe»3 value="1">Queer Nation Manifesto, 1990, https://infokiosques.net/spip.php?article808, ou juste d’y avoir sincèrement pensé avec envie, on se doit de laisser le mot queer à celles et ceux qu’il définit intimement, politiquement, réellement.

– Mais du coup, tu te tais, simplement?

– La plupart du temps, oui, tant l’hétérosexualité est omniprésente. Ce que je peux faire en revanche, c’est contribuer à la diffusion des productions culturelles et politiques queer. Il y a sûrement, tout près, quelqu’un-e qui en a besoin. Et j’invite volontiers les hétéros à instiller le doute dans leur entourage, en n’alimentant pas l’hétéronormativité dans leur quotidien: économisons nos papouilles en public, ou évitons de brandir les photos de nos bébés sans réfléchir, tant que la parentalité n’est pas reconnue pour tou-te-s. Tant d’actes de solidarité active qui pourraient nous arranger, nous aussi, parce qu’on ne restera peut-être pas hétéro toute notre vie. Grand bien nous fasse.

Notes[+]

Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa sont chercheuses en sciences juridiques et sociales.

Maimouna Mayoraz est chargée de communication et militante féministe.

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est peut-être pas purement fortuite.

Opinions Chroniques Djemila Carron, Marlène Carvalhosa Barbosa et Maimouna Mayoraz

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lundi 8 janvier 2018

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