Néolibéralisme et néonationalisme: deux faces d’une même médaille
A en croire certains, avec la chute du mur, les choses semblaient claires: tout allait être résolu par le commerce et le marché. Plus besoin d’un dessein collectif, l’intérêt général résultant de l’addition des intérêts individuels (idéologie de la «main invisible») et le bonheur d’une accumulation matérielle sans fin. Or, outre qu’au-delà de la satisfaction des besoins de base, le «toujours plus» ne fait aucun sens, ce modèle est incapable d’assurer la promesse qui le fonde: le plein-emploi, l’égalité de chances et le progrès social individuel et collectif.
L’intermède des Trente Glorieuses de l’après-guerre s’est rapidement refermé. Depuis, le ressort s’est cassé et la prospérité ne «percole» plus à travers les strates sociales et les territoires. Abandon de régions entières, banlieues sans espoir, fermetures massives d’entreprises, chômage endémique, augmentation des sans-abris en sont la signature à travers l’ensemble du monde industrialisé. Avec pour prix environnemental une prédation quasi-suicidaire des ressources et cycles naturels qui nous font vivre.
Prétendre guérir le mal par le mal
Le néolibéralisme veut guérir le mal par le mal en dérégulant – soit en réduisant les charges environnementales et sociales des entreprises – et en privatisant – soit en réduisant la part des prestations fournies par la main publique et cofinancées par l’impôt afin d’être accessibles à tous. Enfin, en supprimant le plus possible les barrières douanières, on souhaite relancer les activités économiques, quelles qu’elles soient.
S’y ajoute la primauté accordée aux acteurs financiers; ces derniers, en exigeant des rendements excessifs, mettent sous pression l’économie réelle et alimentent une classe mondialisée de super-riches. Tout cela conduit à accroître les fractures sociales, à mettre en concurrence inégale des territoires et des activités ne connaissant pas les mêmes conditions de production.
Face à cette économie à court-terme, ne payant pas ses coûts externes (soit les dommages infligés à des tiers: êtres humains, environnement, générations futures), déconnectée de la notion d’utilité, les peuples ont de plus en plus tendance à chercher refuge sous l’aile protectrice de l’Etat-Nation.
Ainsi se développe un nationalisme exacerbé, qui oublie que la nation n’est qu’un produit de l’histoire, très souvent édifié sur la négation et l’oppression des minorités vivant sur son territoire. L’Etat français, par exemple, est fondé historiquement non seulement sur la négation de l’auto-organisation de ses composantes régionales, mais aussi de leurs cultures. Voici peu encore, les langues régionales étaient frappées d’interdit. Si elles sont tolérées aujourd’hui, voire visibilisées à des fins touristiques, c’est parce qu’elles ne sont plus que des survivances.
A l’alignement forcé sur un modèle unique correspond une attitude de défiance, voire agressive, vis-à-vis de l’extérieur. C’est bien à cela que se réfèrent la Turquie et bien des pays de l’Est, une bonne partie des dirigeants actuels des Etats-Unis, le Front national et toute l’extrême-droite européenne. Le Brexit a été vendu comme une libération par ses partisans. Il permet désormais d’expulser les «étrangers» en n’ayant plus de comptes de rendre à personne.
Ce repli sur l’Etat-nation s’accompagne de positions réactionnaires face au féminisme ou à l’homosexualité, prônant une image dite traditionnelle de la famille qui n’a jamais existé que dans les fantasmes de ceux qui la propagent. Et bien sûr l’antisémitisme rôde, l’extrême-droite réussissant le tour de force d’être, par certaines de ses composantes, ultra-propalestinienne par haine des Juifs et, par d’autres, par haine des Arabes, pour la colonisation juive de toute la Palestine…
Le complotisme pollue les esprits, et l’on se réclame d’une théorie qui nous ramène au procès de Galilée: finie la séparation entre positions idéologiques et faits. Vive les «faits alternatifs», chers au généticien stalinien Lyssenko, inventeur de la génétique «prolétarienne». Il y avait eu davantage de public à l’investiture d’Obama qu’à celle de Trump? Peu importe, le «fait» alternatif est qu’en réalité, il y en avait moins, puisque je vous le dis. Les glaces des Pôles fondent, les eaux montent, les villes en bord de mer sont menacées? Les tenants des «faits alternatifs» disent que c’est faux, et Trump ordonne à l’administration de supprimer toute information sur le changement climatique: le changement climatique n’existe pas, puisque je vous le dis.
Des créationnistes entrent dans le cénacle des décideurs, et après le premier président noir, voici – cinquante ans après la victoire du mouvement mené par Martin Luther King! – le Ku Klux Klan au cœur du pouvoir. En Suisse, des élus réclament la dépénalisation de la négation des génocides, tout en admirant des régimes ne connaissant aucune liberté d’expression.
Ainsi, l’extrême-droite a ouvertes grandes les vannes de la haine, de l’incohérence et de l’inhumanité, exploitant les faiblesses des perdants de la globalisation. Sachant que le pendant de tout cela dans le monde musulman est l’islamisme, et en Inde, en Birmanie, l’extrémisme hindouiste, bouddhiste (eh oui!). A chaque fois, l’unité dans la diversité du genre humain est niée, et la haine de l’«autre», réduit à une caricature, débouche tôt ou tard sur la violence organisée et le pogrom.
Une régression alimentée par la frustration
Mais entre ces deux maux que sont le néolibéralisme – l’affrontement inégal d’individus atomisés – et le néonationalisme – l’affrontement organisé de collectivités alignées – qui ne font que monter en puissance en symétrie sans avoir aucune chance de résoudre en quoi que ce soit les enjeux dont ils se nourrissent, que devient l’humanisme, la vision d’un monde patrie commune de l’humanité? C’est cela la vraie question: comment se fait-il que l’affirmation d’une éthique de la responsabilité, d’un partage de droits et de devoirs, de la dignité imprescriptible de chaque personne, de la coopération internationale apparaisse soudain si fragilisée, voire ringarde aux yeux de beaucoup?
La crise du mouvement humaniste est d’abord une crise d’incarnation. Les penseurs sont là, les leaders d’opinion aussi. Dans le monde francophone, on peut citer des Edgar Morin, Patrick Viveret, Pierre Rabhi, et bien d’autres, et plus anciennement Simone Weil, Giono, Camus ou Mounier. Mais sur le plan politique? Beaucoup d’aspirants (peu de femmes d’ailleurs), mais pas encore de Mandela ou de Gandhi occidental en vue pour soulever les foules en flattant non pas les instincts du mal, mais les élans vers le bien. Il est évident que si l’UE avait eu des leaders charismatiques de ce format, elle se serait inscrite dans les cœurs des Européens et aurait créé, sur la base de l’histoire des peuples d’Europe, un sentiment d’appartenance, un patriotisme européen, une Europe des régions à la Suisse prenant le dessus sur les Etats-nations.
Une crise de visibilité ensuite. Les personnes «centristes», modérées, pondérées le sont souvent aussi sur le plan de l’expression. Leurs propos n’«impriment» pas, ne créent pas de buzz, ni d’insurrection des consciences. Or dans le populisme, il faut distinguer le fond de la forme; le fond est détestable, mais la forme peut parfaitement servir à mobiliser par sa capacité d’aller à l’essentiel. Une certaine virulence s’impose, quand les valeurs du vivre-ensemble et la capacité de l’humanité de gérer son destin sont en jeu.
Une crise de l’action, enfin. Qu’ont réellement fait les dirigeants occidentaux, jamais avares de belles paroles, pour imposer l’intérêt général aux lobbies des pollueurs écologiques, éthiques et sociaux? Pour affirmer les droits humains face aux dictateurs quand ceux-ci faisaient miroiter de belles affaires? Pour donner suite concrètement aux engagements mille fois réaffirmés pour un développement durable? Pour cadrer socialement et environnementalement une mondialisation qui dérape? Pour endiguer le pouvoir de la finance et l’obliger d’être au service de l’économie réelle? Pour exiger transparence et redevabilité des entreprises transnationales? On ne peut pas écrire, en France, sur le fronton des bâtiments publics «Liberté, Egalité, Fraternité» ou, en Suisse, proclamer la devise nationale «Tous pour un, un pour tous» et ne pas rendre cela sensible et tangible au quotidien. Le cynisme conduit directement et logiquement à la dévalorisation des contenus dont il se joue.
L’audace de mettre l’humanisme en pratique
La seule chance de regagner les cœurs passe par la cohérence autour d’un projet crédible. Quand les forces de l’humanisme auront l’audace de mettre en pratique les idées dont elles se réclament, peut-être le diable de la haine et de l’approximation que l’extrême-droite a implanté dans les esprits frustrés par les promesses non tenues, les inégalités et le manque de respect, pourra-t-il encore rentrer dans sa boîte, et les populations retrouver des énergies positives pour investir de manière créative les enjeux économiques, écologiques et sociaux.
Pour cela il faut unir et rassembler autour d’orientations telles que la résilience territoriale par une économie sociale et solidaire, circulaire et de la réparabilité, un commerce équitable et un revenu minimum (et maximum?) garanti en échange de la contribution de chacun à autrui. Résilience faite d’une vraie prospérité et d’emplois durables, d’habitat coopératif, d’agro-écologie, d’énergies renouvelables et d’un tissu de droits et de devoirs qui fait qu’une société est vivable et viable, le respect entraînant le respect.
Ce ne sera pas une société «molle» et sans conflits, les humains restent des humains; il ne s’agit pas de confondre l’économie de marché régulée avec sa caricature qui domine le monde aujourd’hui; l’intérêt commun aura toujours besoin de lois et de moyens de contrainte; la priorité au local n’exclura pas les échanges et la limitation de la spéculation n’abrogera pas la propriété. L’alternative au néolibéralisme et au néonationalisme est dans l’alliance, entre le global et le local, du développement durable et des droits humains, de la régulation et de la responsabilité. Il est temps que se rassemblent autour d’une éthique claire et de quelques points concrets, mais exigeants, les femmes et les hommes de bonne volonté. I
*Auteur de Planète, sauvetage en cours – une responsabilité collective, PPUR, coll. «le Savoir suisse», 2016, et Aller à l’essentiel – Repères pour notre temps, Cabedita, 2016.