Chroniques

«Nous qui sommes sans passé, les femmes»

ENTRE SOI.E.S

L’obtention du droit de vote par les femmes en 1971 constitue un événement charnière pour le féminisme suisse. Cette avancée essentielle a paradoxalement coïncidé avec l’invisibilisation progressive des luttes féministes. En 1975 déjà, lors du IVe Congrès suisse des intérêts féminins, une scission s’opère entre les militantes «de la première vague» qui, après avoir lutté pour l’obtention du suffrage, pensaient qu’il valait mieux ne pas faire trop de remous, et celles «de la deuxième vague», comme le MLF Genève (Mouvement de libération des femmes), qui avaient à cœur de s’attaquer à la dépénalisation de l’avortement et à d’autres formes d’oppression.

En s’institutionnalisant dans les années 1980, la cause féministe s’est mutée en «combat pour l’égalité homme-femme», et son caractère insurrectionnel s’est progressivement dérobé aux yeux du grand public. Malgré un dernier sursaut combatif visible en 2002 avec l’obtention du droit à l’avortement, le féminisme semble avoir délaissé les luttes des années 1970 et 80, comme la question du travail domestique, la mobilisation pour les femmes sans statut légal ou encore l’avancée de la reconnaissance des lesbiennes.

Et pourtant. Toutes ces luttes ont continué d’exister. Les féministes n’ont jamais cessé de se réunir, de tracter, de s’insurger, et il nous semble essentiel de pouvoir se reconnaître dans cette histoire de revendications. A la question «qu’est-ce qu’une femme a besoin de savoir?», l’écrivaine féministe Adrienne Rich répondait: «sa propre histoire», car toutes les créations des femmes ont été «rendues anonymes, (…) censurées, interrompues, dévalorisées». S’inscrire dans le temps permet donc d’abord de prendre une revanche sur l’invisibilisation des femmes et des autres opprimé-e-s dans l’histoire officielle qui a contribué à empêcher des individus de penser leur condition commune et de travailler à leur émancipation.

Se remémorer l’histoire féministe permet aussi de sortir de l’essentialisation. Pour Rich, il s’agit pour une femme «de savoir comment des états qui paraissent naturels, comme l’hétérosexualité, la maternité ont été contraints et institutionnalisés pour la priver de son pouvoir». L’oppression, en tant qu’elle est systémique, implique de sortir d’une logique individualiste et de travailler ensemble à comprendre et transformer ses causes et concrétisations.

Enfin, remettre à jour l’histoire des luttes, c’est se trouver des héroïnes, et parfois des exemples à ne pas suivre. En parcourant les Archives contestataires de Genève, nous nous sommes surprises à découvrir, en des femmes que nous connaissions parfois, de véritables inspirations. Pour avoir la force de s’engager, de dépasser sa timidité, son sentiment d’inefficacité, rien de tel que de savoir que, près de chez soi, il y a des allié-e-s, des modèles et des exemples de combats gagnés.

Cette démarche de continuité historique, c’est celle dont se réclame le projet «Adopte unE gynéco». Ce site établit une liste des gynécologues romand-e-s dont l’approche est non-discriminatoire et respectueuse des patientes. Il s’agit d’une version 2.0 d’un recensement réalisé par les différents MLF suisses dans les années 1970 classant les gynécologues par prix, attitude et pratiques concernant l’IVG. «Adopte unE gynéco», site créé et mis à jour de façon participative, répond à un besoin important, tant ces fameux rendez-vous chez le-la gynéco sont vécus de façon intrusive par de nombreuses femmes – sentiment d’être jugées, scrutées, sans compter les douleurs inutiles liées à certaines pratiques médicales. Ainsi, à l’heure où il n’est toujours pas acquis pour toutes les femmes de disposer librement de leur corps, de leur sexualité et de leur santé, les slogans de réappropriation du corps des femmes des années 1970 sonnent toujours juste, et les revendications du MLF Genève constituent encore un miroir dans lequel se regarder.

En 1971, le MLF entamait son hymne par ces mots: «Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire». Depuis, le féminisme s’est écrit, ou du moins s’est fait, en se réinventant et en s’adaptant aux nouvelles réalités et formes d’oppression. Concevoir les continuités et les ruptures avec les actions passées permet de ne pas oublier que les inégalités persistent, malgré la quasi adhésion de tou-te-s à l’idée d’égalité. Les victoires sont réelles, mais il suffit de peu pour les remettre en question. Comme le soulignait Simone de Beauvoir, «[c]es droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant». Aujourd’hui, de nouveaux défis s’ajoutent à ceux, persistants, du passé, et les mouvements féministes se doivent d’entrer dans des luttes plus larges, de se connecter avec d’autres combats, sans oublier de s’ancrer dans l’histoire.

* Chercheuses en sciences juridiques et sociales. Avec la collaboration d’Eléonore Varone, historienne.
1 Adrienne Rich (1979, 2010), «Qu’est-ce qu’une femme a besoin de savoir?», dans La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais.
Pour aller plus loin: Allez faire un tour aux Archives contestataires de Genève, ou lisez «Mais qu’est-ce qu’elles voulaient? Histoires de vie du MLF à Genève», édité par Maryelle Budry et Edmée Ollagnier.

Opinions Chroniques Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa

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lundi 8 janvier 2018

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