Contrechamp

Les salariés à l’ère de la «post-vérité»

Poussés par leur hiérarchie, l’organisation du travail ou la peur du chômage, des salariés sont amenés à tromper le client et à se trahir eux-mêmes. Particularité de cette souffrance: le travailleur est sa propre victime, en contribuant à la dégradation de son rapport au travail. Une conduite si dévastatrice qu’elle peut mener au suicide.
Viviane Gonik: «On demande aux salariés d’atteindre des scores et des chiffres sans vouloir savoir par quelles méthodes ils y arrivent.» Photo: life in a call center FLICKR / CC / KATY WARNER
Souffrance éthique

Le mensonge est une pratique courante dans la vie politique. A chaque nouvelle élection ou votation, nous sommes en quelque sorte habitué-e-s à entendre des demi-vérités, des omissions, des statistiques trompeuses. Aux Etats-Unis, la victoire de Donald Trump a ainsi montré que le mensonge et les exagérations frauduleuses devenaient une véritable stratégie gagnante. Mais le recours aux contre-vérités s’installe aussi dans le monde du travail.

En 2015, le scandale Volkswagen fait apparaître que, dans la course à la compétitivité, tous les coups étaient permis. Pour rappel, le groupe Volkswagen, de 2009 à 2015, a mis au point différentes techniques visant à réduire frauduleusement les émissions polluantes de certains de ses moteurs diesel et essence lors des tests d’homologation. Un petit logiciel espion enclenchait – à l’insu des conducteurs – un mécanisme interne de limitation des gaz polluants, permettant au véhicule de passer le test sans encombre et de se voir décerner un certificat de bonne conduite écologique. Une fois le test fini, le mécanisme anti-pollution se désactivait et le véhicule libérait davantage de gaz polluants.

Les autres acteurs de la duperie

Si le président du groupe a dû démissionner après les révélations sur la fraude par l’Agence américaine de protection de l’environnement, on a du mal à imaginer que d’autres personnes n’ont pas participé activement ou sous la contrainte à la duperie: direction, service du marketing, avocats, ingénieurs, informaticiens, jusqu’aux ouvriers installant le logiciel.

Dans un tel cas, les employé-e-s se retrouvent confrontés, contre leur gré, à une forte contradiction. Comment peut-on se reconnaître dans un travail de qualité tout en sachant qu’on participe d’une tromperie généralisée, dont les profits iront principalement aux actionnaires?

En fait toutes les industries automobiles ont recouru à plus ou moins de tricheries, en passant, par exemple, les tests antipollution dans des conditions de laboratoire qui ne correspondent pas à la réalité de la conduite. A peine cinq semaines après les révélations sur la fraude de Volkswagen, les Etats membres de l’Union européenne se sont entendus alors, via un accord «technique», selon leur jargon, pour alléger certaines des contraintes qui encadreront jusqu’en 2020 les tests antipollution pour les voitures.

On pourrait encore citer le scandale de Mediator, médicament commercialisé à partir de 1976 par la firme française Servier comme un antidiabétique, alors que tout le monde savait, dans l’entreprise, que c’était une molécule dérivée d’une amphétamine, avec comme seul effet de couper la faim – et qui fut d’ailleurs largement prescrite par les médecins dans ce but. Une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), en France, portant sur la période 1976-2009 (qui correspond à la durée de la commercialisation du Mediator) chiffre le bilan à 1300 morts et 3100 hospitalisations.

Les falsifications d’Areva

En octobre de cette année, on apprenait aussi qu’Areva, le fabricant, fournisseur et parfois gérant des centrales nucléaires françaises, mentait depuis des décennies et que les falsifications étaient une «pratique historique» de l’entreprise. C’est en substance le message qu’a délivré Pierre-Franck Chevet, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) [l’entité qui, en France, assure les missions, au nom de l’Etat, de contrôle de la sûreté nucléaire, de la radioprotection (travailleurs du nucléaire, environnement et populations locales) et de l’information des citoyens], s’exprimant sur les falsifications de documents qu’Areva avait transmis à son client EDF et au gendarme du nucléaire.

L’usine de forge du Creusot, qui fabrique les cuves des réacteurs, a ainsi fourni des cuves défaillantes qu’Areva, en toute connaissance de cause, a installées dans ses réacteurs, falsifiant les documents afférents. Au total, ses équipes ont relevé 430 dossiers irréguliers1 value="1">On peut relever à ce propos que dans un billet posté par Greenpeace Suisse le 19 novembre 2016, l’ONG exige que l’IFSN (Inspection fédérale de la sécurité nucléaire) effectue des tests dans les deux réacteurs de la centrale de Beznau ainsi que dans celui de la centrale de Leibstadt., dont 88 concernaient des pièces, dans une vingtaine de réacteurs français – et suisses  – en avril 2016.

Mais de fait, le mensonge et la tricherie sont omniprésents dans l’entreprise: on «triche» en ne suivant pas des prescriptions imposées qu’on sait absurdes, pour pouvoir bien faire son travail; on «ment» à sa hiérarchie pour pouvoir s’organiser entre employé-e-s. «Le mensonge est aujourd’hui devenu un phénomène structurel dans les entreprises; c’est un phénomène beaucoup plus général de distorsion de la réalité. Quand on vous amène à décrire le réel à travers des tableaux de bord et des grilles, vous êtes obligé de la transformer, de l’abîmer: toute la réalité ne peut se traduire en chiffres», explique un ex-directeur des ressources humaines d’un grand groupe pharmaceutique2 value="2">Cité dans le journal Libération du 23 septembre 2015.. Poussé par la compétition, on peut aussi mentir à ses collègues.

Primes et performances

De plus, le personnel est souvent amené à abuser les clients. Si les directions ne poussent pas ouvertement leurs employé-e-s à mentir, la course à la performance et les primes qui y sont associées imposent en quelque sorte le mensonge.

Duarte Rolo, psychologue clinicien, a mené l’enquête dans des centres d’appels téléphoniques. Il en publie les conclusions dans son livre Mentir au Travail3 value="3">Duarte Rolo, Mentir au travail, PUF, 2015, 138 pp.. A l’origine, ces centres étaient là pour porter assistance au client. Aujourd’hui, la vente prime le service. Les employé-e-s doivent pousser le client à contracter de nouveaux services: nouveau téléphone, nouveau forfait, option supplémentaire. L’opérateur est tenu à «rebondir» à chaque nouvel appel pour placer un produit et les directions demandent qu’une nouvelle vente soit effectuée dans 25% des cas (soit 1 client sur 4).

Pour atteindre cet objectif, les personnes sont alors amenées à tricher et mentir: omettre des informations au client, souscrire des options payantes dans les dossiers informatiques à son insu, forcer le placement de produits ou de services dont on sait à l’avance qu’ils n’auront aucune utilité. Plus le vendeur triche, et du coup «vend», plus sa prime est élevée et plus il est reconnu par sa hiérarchie.

Ces mêmes «magouilles» sont largement utilisées pour tout placement de produit: assurances, sécurité, abonnements à des journaux, placements bancaires.

Objectifs chiffrés

Les témoignages qui suivent en donnent quelques exemples: Dans le secteur bancaire, la culture de la performance peut conduire certains agents à des «débordements» ou «dérapages». «La direction instaure des ‘temps forts’. C’est-à-dire que, pendant une période, nous avons des objectifs chiffrés sur certains produits à vendre aux clients. A cela, s’ajoutent les ‘temps chauds’ mis en place par les petits chefs. Mais 300 000 euros de crédits à la consommation à faire en une semaine, c’est impossible!» explique une employée de la Caisse d’épargne.

Qui poursuit: «Certes, officiellement, la direction dit qu’il faut proposer des produits adaptés aux gens; mais dans les faits, elle nous pousse à vendre toujours plus. On en arrive à vendre une garantie prévoyance à une personne âgée qui n’a pas d’héritier!»4 value="4">Cité dans le journal Libération du 23 septembre 2015.

Autre témoignage: «En tant que commercial, je n’hésite pas à détourner la vérité lorsque j’appelle un potentiel futur client: ‘Vous devriez prendre une vidéo surveillance pour votre maison. Nous avons noté une augmentation des cambriolages dans votre quartier’. Je n’ai pourtant jamais vu de chiffres sur les cambriolages dans le secteur.»5 value="5">www.libellulesmagazine.net/2015/11/5-raisons-poussent-a-mentir-travail/

Ces mensonges indirectement demandés par l’entreprise ont des conséquences importantes au niveau de la santé: on demande aux salariés d’atteindre des scores et des chiffres sans vouloir savoir par quelles méthodes ils y arrivent. Ainsi, les salariés sont pris entre leurs objectifs commerciaux et leur éthique professionnelle. Duarte Rolo parle de souffrance éthique, d’autant plus pernicieuse que l’employé-e ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Ce mensonge, qui s’oppose aux valeurs de beaucoup de salariés, peut être destructeur et amener à la dépression voire au suicide.

Plus généralement, cette culture commune du mensonge, cette ère «post-truth», comme la qualifie les Anglo-saxons, est étroitement liée au cynisme généralisé, pouvant amener à des comportements délétères: «qu’importe si je mens, si je magouille, puisque ça marche». Peu à peu pourrait alors s’installer une forme de «banalité du mal» qui, selon Hanna Arendt, fait le lit des totalitarismes.

Pathologie du management

Metroboulotkino. Pour sa séance de mardi soir (29 novembre à l’UOG), Métroboulotkino s’aventure dans l’univers du néomanagement, sur le mode parodique de Star Trek. Le documentaire Les Maux du travail, de Michel Szempruch (France, 2015), explore en effet les trois exoplanètes que sont Flexibilité, Compétitivité et Excellence. Tirés des discours actuels des «décideurs», ces termes, revisités à la lumière de témoignages recueillis à divers niveaux de hiérarchie et entrecroisés d’actualités ou d’archives, sont passés à la question. En donnant la parole à des salariés de divers secteurs, des chercheurs en sciences sociales et des médecins du travail, Les Maux du travail propose – non sans humour ou ironie – un éclairage de l’organisation du travail actuelle et une critique du discours managérial. Autant d’éléments qui permettent d’appréhender certains effets pathogènes du management sur la santé, tant psychique que physique, des salariés: en détruisant la satisfaction au travail et l’estime de soi, la course aux profits dégrade les conditions de vie dans tous les secteurs. Le film trace également des pistes d’action positives, histoire d’en finir avec la sclérose du fatalisme. La projection sera suivie d’une discussion en présence de Michel Szempruch et de l’équipe de réalisation. CO

Mardi 29 novembre à 19h, Université ouvrière de Genève (UOG), 3 place des Grottes, Genève (attention: pas de projection à Fonction: cinéma).

Notes[+]

*Viviane Gonik est ergonome, spécialiste de la santé au travail. www.metroboulotkino.ch

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