Passer de la prédation à la durabilité
Depuis plus de cinquante ans, nous savons que nous surexploitons les océans, fragilisons les sols, abattons les forêts tropicales, sapons la biodiversité, favorisons la désertification, propageons sur la planète entière un modèle de consumérisme inégalitaire qui nous conduit droit dans un mur écologique, économique et social. De nombreux scientifiques considèrent que les dommages sont d’ores et déjà irréversibles. Ainsi l’équipe du Suédois Rockström avait identifié en 2009 «neuf frontières planétaires» en passe d’être franchies: le changement climatique, les atteintes à la biodiversité, l’acidification des océans, l’affaiblissement de la couche d’ozone, les cycles du phosphore et de l’azote, l’utilisation de l’eau douce, les pertes de sols, la charge atmosphérique en aérosols et la pollution chimique.
Fin 2015, la 21e Conférence des parties de la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques tenue à Paris (COP 21) a abouti à un accord fixant l’objectif de contenir «l’évolution de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C» (art. 2, alinéa 1, lettre a). Un peu plus tôt, en septembre 2015, en adoptant 17 Objectifs de développement durable, l’assemblée générale des Nations Unies proclamait à la face du monde la liste des enjeux prioritaires. Parmi eux, le n 12, «Etablir des modes de consommation et de production durables», reprend la formulation du Plan d’action adopté treize ans auparavant par le Sommet mondial du développement durable de Johannesburg: des «changements fondamentaux dans la façon dont les sociétés produisent et consomment sont indispensables» (§ 14).
Le diagnostic est là, les objectifs sont posés, on sait ce qu’on doit faire. Mais on ne le fait pas. Pour notre pays, l’Office fédéral de la statistique souligne que notre empreinte écologique dépasse de plus de trois fois ce à quoi nous avons droit. Autrement dit, nous vivons sur le dos d’autrui et des générations futures, accumulant une dette écologique croissante. Les bonnes pratiques existent, et ont fait leurs preuves. L’économie circulaire: tout déchet est une ressource au mauvais endroit, à réutiliser. L’économie de la fonctionnalité: vivre de la réparabilité et non de l’obsolescence. L’écologie industrielle: agencer sur le territoire les activités économiques en sorte que les déchets de l’une puissent servir de ressources à l’autre. De l’agro-écologie à la maison positive, nous savons le faire, et le film Demain est encore dans toutes les mémoires. L’initiative pour une économie verte nous offre ici une chose indispensable et évidente: inscrire nos activités économiques dans les capacités de charge de la planète.
Face à ce qui n’est que du bon sens se déploie une campagne d’une virulence incroyable, financée et orchestrée par les partisans du court-termisme pour combattre l’indispensable passage à l’économie verte, dans une totale négation du potentiel d’innovation et des possibilités de la technique qu’en d’autres circonstances on ne cesse pourtant d’exalter. L’option pour l’économie durable devrait, selon ces milieux, être exclusivement du ressort du consommateur, et encore, uniquement pour ceux qui sont prêts à «changer leur mode de vie», perspective horrible et inconcevable pour l’adversaire de l’initiative, prêts à sacrifier la Planète à un matérialisme effréné et sans but. C’est oublier que l’économie durable n’est pas une option pour quelques happy few ou individualistes invétérés, mais une exigence de survie collective, qui exige un cadrage du marché et un objectif commun. C’est oublier que les externalités ne sont largement pas intégrées dans les prix, que le bon marché est souvent mauvais environnementalement et socialement – autant d’incitatifs au dumping écologique et social.
Ne laissons pas le dernier mot aux lobbies du court-termisme. Face au déchaînement des lobbies, rappelons-nous de nos indignations de ces dernières années sur les dérapages d’une finance incontrôlée, sur les paradis fiscaux, sur l’explosion des inégalités, sur les polluants ou le tabac, sur la nécessité de placer l’humain et l’intérêt général au cœur de l’économie enfin mise au service de la société humaine… Ici, nous sommes exactement dans un même contexte, et si nous voulons que les bonnes pratiques de la durabilité deviennent le standard de tous, ce sont bien les conditions cadre qu’il faut changer. Ne nous privons pas de cette occasion de le faire!
* Expert en développement durable, Ancien maire de la Ville d’Onex.