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«Aucune loi ne passera sur nos corps»

ENTRE SOI.E.S

Si ce slogan des années 1980 exigeait plus de liberté pour les personnes gays et lesbiennes, il a ensuite été repris par les mouvements féministes avec une visée plus large: revendiquer la réappropriation par les femmes de leur propre corps. Aux yeux de certain-e-s, cette lutte appartient probablement à une période révolue, mais pour la plupart des femmes, la persistance de carcans dictant leurs façons d’être est une réalité quotidienne, se révélant parfois dans des recoins inattendus de la vie sociale.

Ces dernières années à Genève, plusieurs femmes se sont vues interpelées par des agents municipaux pour s’être baignées torse nu, sur la base du Règlement sur les bains publics (RBains), adopté en… 1929 par un Conseil d’Etat entièrement masculin! Son article 2 prévoit qu’il est interdit de se baigner, dans les eaux cantonales publiques, «sans être vêtu d’un costume ou caleçon de bain approprié à chaque sexe». La tenue de bain adéquate à l’un des sexes ne l’est donc pas nécessairement à l’autre. Actuellement, l’interprétation de ce qui est adéquat est donc qu’une femme ne doit pas se baigner sans couvrir sa poitrine.

L’existence et l’application de telles prescriptions juridiques sont contestées par deux démarches citoyennes. D’un côté, en septembre 2015, une proposition de résolution demandant la modification du RBains a été déposée par quatre députés MCG et une députée PLR. Elle propose de supprimer la référence à la tenue appropriée à chaque sexe de l’article 2. D’un autre côté, au début de cet été, une pétition lancée par des féministes va jusqu’à proposer «l’abrogation de la loi interdisant aux femmes de se baigner seins nus dans les eaux genevoises».

Si ces deux démarches ont en commun d’exiger plus de liberté pour les femmes dans leur choix de tenue de bain et de viser à faire cesser une pratique jugée dépassée, elles diffèrent dans leur compréhension de la dimension inégalitaire du règlement.

Pour les pétitionnaires, il est temps de faire disparaître la distinction entre les poitrines féminines et les torses masculins. Cette volonté de désexualiser les seins des femmes constitue un argument central, car la conception de cette partie du corps réduite à ses fonctions érotiques et maternelles sert de base morale au harcèlement des femmes dans l’espace public et privé. C’est cette même distinction qui permet à un homme de rouler des mécaniques torse-nu, le vent caressant doucement ses tétons frissonnants, tandis que des mères qui allaitent leurs enfants se voient souvent obligées de se cacher pour éviter de heurter la bienséance. La volonté des pétitionnaires d’abroger un règlement s’adressant différemment aux femmes et aux hommes est d’autant plus pertinente que l’existence d’une distinction entre des sexes constitue un socle légal pour des pratiques discriminatoires, tant envers les personnes de l’un des sexes qu’envers celles qui ne se reconnaîtraient pas dans ces catégories.

Quant aux député-e-s de droite, ils-elle déclarent que «[d]epuis les années 1930, les mœurs ont évolué au point que personne ne s’offusque lorsqu’une dame prend un bain de soleil étant très légèrement vêtue». Cet argumentaire est bien loin des considérations sur l’émancipation des catégories «hommes-femmes». Le caractère franchement grivois des expressions utilisées contribue au contraire à renforcer l’enfermement des corps féminins dans une conception hétérosexiste.
La disparition d’une règlementation différenciée des tenues de bain semble bien devenir une évidence. Cependant, le fait que les lieux de baignade constituent des zones de vulnérabilité pour les femmes reste malheureusement peu développé dans les deux projets. Injonction à la nudité (mais pas trop quand même!), pressions esthétiques qui s’y attachent, harcèlement sexuel… autant d’éléments qui mériteraient des mesures concrètes pour garantir une véritable liberté individuelle dans les lieux de baignade.

Finalement, les récentes propositions de changement de loi promeuvent la liberté de toutes de se baigner dans la tenue de leur choix. Il convient néanmoins de rester attentif-ve-s à l’usage politique de la mesure qui sera adoptée, vu la tendance de certains courants politiques de droite à récupérer des combats féministes à des fins racistes et islamophobes. Pour citer Geneviève Fraisse: «[l]e corps des femmes sert toujours à autre chose dans le discours politique, c’est une sorte de monnaie d’échange»1 value="1">https://www.franceinter.fr/emissions/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-16-aout-2016. A l’heure où la France se déchire sur le port du burkini à la plage, et où la Suisse débat sur l’interdiction de la burqa dans l’espace public, il faut espérer que le texte adopté permettra, dans les faits, à toutes les femmes de se vêtir comme elles le souhaitent pour aller se baigner. Aucune loi ne passera sur nos corps. Sur aucun de nos corps.

Notes[+]

* Chercheuses en sciences juridiques et sociales.

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lundi 8 janvier 2018

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