«La police va me frapper?»
Dans le grand marché aux papiers, les analphabètes sont les plus mal lotis. Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry», Mamadou un document émis par la «Préfectur de Labé». Les trafiquants ont vendu leur pire marchandise à ceux qui étaient incapables de déchiffrer les mots, et par conséquent les fautes d’orthographe contenues dans ces mots. Juteux commerce. Parfois, c’est encore plus cynique, le document de Bengaly en est le triste témoin. Sur les actes de naissance maliens, il y a toujours sur l’entête du document une mention «NINA». C’est un numéro d’identification national. Il n’est jamais rempli, en général. Bengaly nous montre son document, où, fait exceptionnel, il y a quelque chose d’écrit sur les petites cases du numéro NINA. Quelqu’un a écrit «NINA: RICHIE». Je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer. Lorsqu’il nous présente un document de ce style, le jeune en question a de grandes chances de recevoir de la part du département une invitation à se rendre à la Police aux frontières pour faire contrôler ses documents. Si on accepte l’invitation, on prend un risque, immense: le centre de rétention.
Ibrahima a reçu cette invitation. Ibrahima est Malien, paysan, analphabète, non francophone. Chaque démarche en France se grime en tribulation herculéenne pour lui. On lui explique de quoi il s’agit. Ibrahima sort de sa poche son acte de naissance plié en quarante. Il fronce les sourcils, regarde le papier dans tous les sens, cherche à comprendre ce qui ne va pas. Comment lui expliquer que ce n’est pas logique qu’il y ait un tampon de Bamako alors qu’il est né dans le cercle de Diema? Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir. Il n’est pas armé pour comprendre. On essaie de lui expliquer les enjeux, d’utiliser des mots simples via l’interprète. La peur met le grappin sur son visage. Elle s’accroche, ne lui laisse aucun répit. Elle force ses lèvres à prononcer deux phrases, toujours les mêmes: «Mon papier est pas bon? La police va me frapper?»
Ibrahima nous demande ce qu’il doit faire. On ne sait pas vraiment quoi lui conseiller. Je pense que lui-même ne sait pas si son papier est vrai ou faux. Il part, revient l’après-midi. Avec deux nouveaux actes de naissance sortis de derrière les fagots de Bamako. Les deux nouveaux actes ont l’air encore plus douteux que le premier. Ibrahima s’enfonce, boit la tasse, il n’a pas les bouées pour résister dans l’océan administratif européen. Il cherche une solution avec l’énergie du désespoir: «Je vais vendre mes chaussures pour partir à l’ambassade».
Je me prends à penser à sa place, à me dire qu’il n’aurait jamais dû partir de chez lui. Ici, il ne maîtrise rien. Il se cogne partout et trébuche sans arrêt. Ibrahima n’est plus dans son monde. Je me rappelle une phrase d’un autre jeune, regrettant d’avoir quitté son pays: «Tu quittes ta vie normale et c’est comme si tu n’avais plus de vie». Ibrahima n’est pas allé à la police. La peur a gagné. Il a eu une décision négative du département quelques jours après.
* Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle établissait les dossiers permettant à l’autorité compétente de se prononcer sur l’octroi – ou non – du statut de «mineur isolé étranger» (MIE). Elle prépare actuellement un livre à paraître aux éditions La Découverte. Retrouvez sa chronique chaque mercredi jusqu’au 24 août, rozennlb@gmail.com