Turquie: état d’urgence et droits humains
Le 16 juillet 2016, des militaires proches de Fethullah Gülen ont tenté de détrôner par la force des armes leur ancien allié, le président turc Recep Tayyp Erdogan. Faute d’organisation et de soutien populaire, la tentative de coup d’Etat s’est rapidement révélée un échec. En répondant à l’appel du «sultan», relayé par les muezzines, les partisans d’Erdogan ont occupé la rue et pris le dessus sur les quelques centaines de soldats insurgés. Une fois matés les rebelles, la réponse du gouvernement turc a été brutale et a ciblé l’ensemble des opposants, gülenistes ou pas.
Au cours des dernières semaines, plus de 15000 personnes ont été placées en détention. Selon les informations recueilles par Amnesty International, des détenus auraient été frappés, violés, torturés, privés d’eau, de nourriture et de soins médicaux. Une centaine de mandats d’arrêt ont été décernés contre des journalistes et 131 médias et maisons d’édition proches de Gülen ont été fermés par le gouvernement. À cela s’ajoutent les poursuites en cours contre plus de 500 avocats ainsi que contre des milliers d’autres opposants.
Afin d’éviter une vague de condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme, déjà 79 pour la seule année 2015, le Conseil des ministres de Turquie a présenté une déclaration au Conseil de l’Europe annonçant faire usage de l’art. 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, disposition permettant de déroger aux droits reconnus par le traité en raison d’un danger public menaçant la vie de la nation.
Cette décision formalise une suspension de l’Etat de droit qui, jusqu’à présent, était limitée aux régions kurdes du sud-est. Régions où, depuis le succès électoral de la gauche kurde de juin 2015, les couvre-feux, les détentions arbitraires, les tortures et les exécutions sommaires sont devenus le pain quotidien d’une grande partie de la population.
La déclaration turque et les conséquences de l’état d’urgence ont provoqué une avalanche de critiques des gouvernements et institutions européens, prétextant l’incompatibilité de ces mesures avec les conditions d’adhésion à l’Union. S’il y a lieu de dénoncer les exactions du pouvoir turc, il faut rappeler que sur ce point le président Erdogan n’a fait que suivre un chemin bien tracé par plusieurs gouvernements européens. En novembre 2015, face au constat que l’état d’urgence était incompatible avec les droits humains, la France a choisi de sacrifier ces derniers et a fait usage de l’art. 15 CEDH, dérogeant ainsi à la CEDH. Une décision qui avait déjà été prise en 1985, afin de mieux réprimer le mouvement indépendantiste en Nouvelle Calédonie. De même que Paris, Londres a également déjà dérogé à la Convention à deux reprises. La première en 1988, afin de détenir arbitrairement les prisonniers républicains irlandais (Cf. arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, du 26 mai 1993). La deuxième entre 2001 et 2005, afin d’emprisonner les «terroristes internationaux» en violation des garanties de la Convention (Cf. Arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, A. et autres c. Royaume-Uni, du 19 février 2009). Plus récemment, le gouvernement ukrainien a fait usage de cette disposition afin de réprimer les insurgés du Donbass. Des choix qui ont suscité beaucoup moins de critiques de la part des instances européennes et une réalité qu’Erdogan ne perd l’occasion d’évoquer pour justifier la légitimité de ses décisions.
Et pourtant, malgré les tortures, les rafles et les menaces croissantes, des milliers d’avocates, médecins, académiciennes, journalistes ou syndicalistes choisissent de poursuivre leur effort pour la défense des droits humains et des peuples de Turquie. Si certains ont pu rester au pays, des centaines d’autres n’ont eu d’autre choix que le chemin de l’exil. Plus que s’en remettre aux protestations des gouvernements européens, aussi peu crédibles qu’efficaces, la meilleure réponse à l’état d’urgence en Turquie reste notre proximité avec les victimes et les défenseurs des droits humains, restés au pays ou réfugiés à l’étranger, ainsi que notre engagement de leur assurer tout le soutien et la solidarité dont ils auront besoin.
*Avocat et membre du Comité de l’Association des juristes progressistes.