La démocratie malgré tout
Décidément le monde politique occidental est agité depuis quelque temps par d’étranges frémissements, d’inquiétants soubresauts, comme si l’idée même de démocratie avait perdu de sa clarté en même temps que la politique a perdu de son pouvoir. C’est souvent au nom d’un «plus de démocratie» que les populistes de gauche comme de droite remettent en cause, sinon le système (quoique…), du moins ses représentants, ses élus… Or cette perte de confiance dans le personnel politique met en péril les partis traditionnels. Du coup, nombreux sont les «inconnus» qui «se proposent» aux électeurs avec les promesses les plus folles dans les domaines les plus divers sans l’ombre d’un vrai projet de société, voire sans le début d’un quelconque programme.
Simultanément, la politique apparaît de plus en plus comme la servante de l’économie (de marché, bien sûr). Comme envoûtés par le discours des économistes, les hommes et femmes politiques se contentent de plus en plus de gérer à court terme les affaires courantes. Avec des risques que les citoyens mesurent mal: bien qu’ils soient paniqués par les bouleversements provoqués par la mondialisation, la libre circulation, et surtout par la peur du chômage, ils semblent paradoxalement prêts à accepter la doxa néolibérale sans mesurer par exemple les effets des cadeaux fiscaux accordés pour attirer des entreprises supposées offrir des postes de travail.
A l’évidence, il devient de plus en plus urgent de repenser la place de la politique dans la société et de repenser la notion même de démocratie. C’est ce que tente de faire Guibord s’en va-t-en guerre, un film du cinéaste québécois Philippe Falardeau (dont personne n’a oublié Monsieur Lazhar) qui arrive aujourd’hui sur nos écrans pour nous offrir, sous la forme d’une amusante fable politique, une vraie réflexion sur le fonctionnement au quotidien de nos démocraties.
Guibord, ex-star du hockey sur glace canadien, est un politicien qui tente d’exercer au mieux sa fonction de député fédéral indépendant d’un vaste comté dans le nord du Québec. Malgré sa célébrité de sportif, sa politique de contact et ses dons d’habile négociateur, il a de plus en plus de peine à régler les conflits de sa circonscription… Les difficultés sont encore plus grandes pour son action politique au plus haut niveau. Ainsi, lorsqu’il est appelé dans la capitale par le premier ministre parce que sa voix est devenue décisive pour le vote parlementaire qui doit décider de l’entrée en guerre du Canada aux côtés des Etats-Unis dans une guerre au Moyen-Orient, non seulement sa phobie de l’avion rend tout déplacement extrêmement difficile, mais son choix est loin d’être fait. Déchiré entre sa femme qui est pour l’entrée en guerre et sa fille qui est contre, Guibord tente de gagner du temps en exigeant, au nom de la démocratie, de consulter les électeurs de son comté.
Comme Souverain, le jeune Haïtien étudiant en sciences politiques que Guibord a accepté à ses côtés comme stagiaire, le spectateur découvre alors ce qu’est la démocratie «de terrain»: assez loin des idées de Tocqueville, Rousseau et Montesquieu que Souverain connait par cœur et qu’il cite abondamment, les consultations publiques montrent surtout que s’affrontent toujours des intérêts particuliers (argent, postes de travail…) plus que des postures morales ou philosophiques! Pire, sous le vernis démocratique se multiplient les tentatives de manipulation et même de corruption: ainsi Guibord se voit-il proposer en termes allusifs un poste de ministre s’il vote pour l’entrée en guerre. Simultanément, on découvre que les opposants à la guerre ont soudoyé un infirme de guerre amputé d’une jambe pour qu’il vienne émouvoir une assemblée afin qu’elle vote selon leurs vœux!
Malgré le choix de la comédie, le cinéaste tient donc un discours assez sombre: la pratique au quotidien de la démocratie semble condamnée à être dénaturée par l’affrontement des intérêts particuliers. Heureusement, Falardeau a l’intelligence d’éviter le «tous pourris» qui nourrit tant de discours populistes. Comme les spectateurs, Guibord et Souverain font l’apprentissage de la politique non pas comme «art du possible» (Bismarck), non pas comme «art de l’impossible» (comme le prétend un adversaire de Guibord), mais comme «art du possible-impossible»! Et même s’il jette un regard sévère sur nos illusions, voire nos «magouilles» démocratiques, le cinéaste le fait avec un humour de philosophe.
Un peu à l’image de l’humour de Montesquieu dans les Lettres persanes. En effet, Souverain rend compte par Skype à sa famille et à ses amis haïtiens de son expérience canadienne. De plus en plus nombreux et passionnés, les Haïtiens qui suivent ses aventures reconnaissent que cette démocratie occidentale tant idéalisée est bien imparfaite et qu’elle offre même parfois un piètre spectacle. Mais ils lui rappellent aussi qu’elle est une démocratie néanmoins, et qu’elle continue à faire rêver ceux qui vivent sous des régimes autoritaires!
* Cinéphile.