Donner sans jamais recevoir
Dans toutes les relations sociales, dans la famille, comme dans la cité ou dans le travail, il existe des formes d’échanges multiples: échange monétaire, par le troc ou par don. Cette dernière forme d’échange, décrite par l’anthropologue Marcel Mauss en 19241 value="1">Mauss Marcel, «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», L’Année sociologique, 1923-1924., dans les sociétés «primitives», reste la plus importante dans la mesure où c’est au travers du don, et du contre-don qu’il induit, que se construisent et se maintiennent les liens sociaux.
Dans cette forme d’échange il y a trois obligations: celle de donner, celle de recevoir et enfin celle de redonner de la part du récipiendaire. Le don est volontaire, mais aussi socialement obligé. Il n’est ni utilitaire ni désintéressé. Il appelle un contre-don et institue une réciprocité qui lie les personnes entre elles. C’est donc avant tout une forme d’échange social qui crée du lien, puisque celui-ci perdure tant que les «dettes» successives contractées restent en attente.
Le langage, comme l’indique le sociologue québécois Jacques T. Godbout2 value="2">Godbout Jacques T., L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992., est à ce propos très clair: on dit merci lorsqu’on reçoit un cadeau («je reste à ta merci») mais on est quitte si on règle ses comptes («je peux te quitter»). Dans les couples, c’est bien aussi au moment de la rupture qu’on fait ses comptes. De même, un cadeau n’est pas toujours le bienvenu, dans la mesure où il oblige à un lien non désiré, ou que le contre-don semble impossible. Ainsi le mot anglais pour cadeau est gift, qui signifie poison en allemand.
Pour que le système de don fonctionne, il faut de la réciprocité
Pour les auteurs liés à La Revue du MAUSS (mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), les échanges par le don sont toujours d’actualité dans nos sociétés. Souvent sous de nouvelles formes (bénévolat, actions humanitaires, don du sang..), leur fonction reste la même: créer du lien et permettre un sentiment d’appartenance sociale.
Au travail également, les échanges par le don sont bien présents. Au travail, on ne suit jamais les prescriptions à la lettre. Il y a toujours des écarts entre le prescrit et le travail réel: la manière dont l’opérateur réalise son travail, ses modes opératoires sont l’expression de l’ajustement constant qu’il réalise pour répondre aux aléas de la situation de travail et de son propre état interne, physique, affectif et psychologique.
Des collègues transformés en «clients»
Cette activité réelle repose largement sur des échanges par le don. En effet, la coopération et la solidarité à l’intérieur d’un groupe d’opérateurs ne sont pas automatiques, mais sont le résultat d’une construction à partir de reconnaissances mutuelles et d’une identité collective fondées sur l’échange de savoirs, de représentations, de valeurs. On s’échange des coups de main, des conseils pour faire face au chef, des manières de faire pour construire l’activité réelle de travail. On ne donne pas pour obtenir quelque chose de l’autre, mais pour pouvoir agir ensemble. Chacun contribue à cette action collective, recevant notamment en retour de la reconnaissance. Là aussi, le langage fait sens: «on se donne à fond», «on y met du sien».
Cependant, pour que le système de don fonctionne, il faut de la réciprocité: d’une part, que le don soit reconnu comme tel et, d’autre part, qu’une forme de rétribution soit rendue. En l’absence de cette reconnaissance et de ce contre-don, le lien social est rompu et le malaise s’installe. Le sociologue du travail Johannes Siegrist3 value="3">Siegrist Johannes, «Adverse health effects of high effort/low reward conditions», Journal of Occupational Health Psychology, Vol 1(1), Jan 1996, 27-41. a mis au point un modèle explicatif du stress reliant les efforts consentis par l’employé-e et les récompenses octroyées par les hiérarchies. Le déséquilibre entre les deux entraîne du stress et différentes pathologies.
On peut penser que le sentiment d’injustice et de colère qu’on pouvait percevoir à Genève, lors de la grève et des manifestations des fonctionnaires, des «cultureux» et des associations, à l’automne 2015, était lié à ce déséquilibre. Depuis plus de vingt ans, la plupart des personnes, dans les écoles, les hôpitaux, les services sociaux, les associations et tant d’autres, ont continué à donner le maximum pour soigner, éduquer, aider les usagers, et cela malgré les multiples plans pour diminuer les effectifs, augmenter les contraintes administratives et les prescriptions, fragiliser la sécurité de l’emploi. En réponse à ces dons, le conseil d’Etat, leur employeur, annonce un plan de restriction encore plus drastique: «travaillez plus pour gagner moins».
Plus généralement, la question se pose de savoir dans quelles mesures les nouvelles formes d’organisation du travail pervertissent les échanges par le don et mettent en péril les collectifs de travail. En voici quelques exemples: la généralisation du système de service entre les unités d’une entreprise et l’instauration d’une comptabilité par secteur transforme les collègues d’autres départements en «clients». L’échange de services est alors transformé dans un cadre comptable. Ce qui pouvait être de l’ordre du don devient un échange marchand entrant dans la comptabilité générale.
De même, l’évaluation individuelle des performances et les éventuels avantages financiers qui peuvent y être rattachés (primes, salaire au mérite), transforment les services échangés en leur attribuant une valeur. Chaque contribution de l’employé-e – la nature de son travail, sa motivation, son mode de communication – est analysée et codifiée sous forme de points auxquels on associe une rétribution matérielle et économique. L’investissement strictement comptabilisé des salarié-e-s est le seul que prennent en compte les outils de gestion. Tout ce qui s’apparente au don est alors négligé alors même qu’on demande un investissement total de la part des employé-e-s. On compte le nombre de dossiers gérés, «d’actes» médicaux effectués, de malades traités, le nombre d’élèves promus, sans tenir compte ni de ce que les personnes doivent «donner d’elles-mêmes» pour arriver à ces résultats, ni de tous les «dons» (coups de main, conseils, soutiens) offerts entre collègues – que le salaire au mérite individuel aurait au contraire tendance à décourager.
Les solidarités au travail mises à mal
Ou encore, des personnes doivent à la fois s’investir totalement, mais ce «don» est en quelque sorte empêché par toute une série de prescriptions. Elles sont alors confrontées à des injonctions paradoxales: «Faites le travail au mieux [malgré le sous-effectif], mais si vous faites des heures supplémentaires, c’est que vous ne savez pas vous organiser»4 value="4">Propos tenus par le patron de Carglass dans le film La Mise à mort du travail de Jean-Robert Viallet (2009).; ou «si vous vous impliquez face à des situations difficiles, c’est que vous ne savez pas prendre de la distance». Ainsi, quand les individus ont l’impression de «trop donner» en regard de la reconnaissance reçue, on répond que c’est leur problème!
Ces formes d’organisation instaurent de nouvelles logiques marchandes qui mettent à mal les solidarités au travail (et plus généralement dans la société). Il s’ensuit ce que le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours5 value="5">Dejours Christophe, Travail et Usure mentale, Paris, Bayard ed., 2009. appelle des pathologies de la solitude et de la «dé-solation». Les employé-e-s se retrouvent alors dans une contradiction fondamentale: se donner à fond, mais sans pouvoir assez donner – et surtout sans rien recevoir. I
* Ergonome, spécialiste de la santé au travail. www.metroboulotkino.ch
MÉTROBOULOTKINO
Etes-vous job ready?
Le cinéclub syndical de la Jonction Métroboulotkino consacre sa prochaine séance mensuelle au documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard Les Règles du jeu (France, 2015). C’est l’histoire de Lolita qui n’aime pas sourire, de Kevin qui ne sait pas se vendre, d’Hamid qui n’aime pas les chefs ou de Thierry parle wesh… En recherche d’emploi, ces jeunes du Nord-Pas-de-Calais, une région française postindustrielle sinistrée, suivent une formation dans le cabinet Ingeus, une société privée spécialisée dans l’insertion professionnelle. Ils ont vingt ans et sont sans diplôme. Pendant six mois, des coachs vont leur enseigner le comportement et le langage qu’il faut avoir pour décrocher un emploi. A travers cet apprentissage, le film, qui a été entièrement tourné avec des acteurs non-professionnels, jeunes demandeurs d’emploi et professionnels de l’insertion, révèle l’absurdité de ces nouvelles règles du jeu. La projection sera suivie d’un débat: «Les évaluations, les entretiens d’embauche», avec, pour invitée, Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la modernisation du travail et de l’emploi. CO
Mardi 23 février 2016 à 19 h, Cinélux, 8, bd St-Georges, Genève, http://metroboulotkino.ch/
Notes