Contrechamp

1970: la grève des saisonniers de la Murer

Exploités et mal logés par leur employeur, les saisonniers à l’œuvre sur les chantiers genevois de l’entreprise Murer SA entamaient, voilà cinquante ans, un mouvement de contestation. Cette grève de 1970 a résonné comme un signal, marquant le début d’un cycle de grèves sauvages. La paix du travail, qui semblait éternelle, pouvait vaciller. Rappel des faits.
1970: la grève des saisonniers de la Murer
La baraque du chantier de creusement de la galerie technique Saint-Jean Foretaille après l’explosion du 8 février 1973. COLL. PRIVEE / DR
Travail

Huit ouvriers saisonniers refusent d’être logés dans «un souterrain sans eau ni lumière»1>Pour l’ensemble des références, l’auteur renvoie au troisième chapitre son ouvrage Grèves et contestations ouvrières. Une partie de ces documents est accessible sur le site des Archives contestataires: https://frama.link/greve-murer. Ils obtiennent le soutien de leurs collègues et un débrayage de trois heures a lieu sur un chantier du quartier périphérique des Palettes, à Genève.

Nous sommes le mercredi 25 mars 1970. Trois jours plus tard, une assemblée réunit deux cents salariés de Murer SA. Elle se prononce en faveur de la diffusion d’un tract qui appelle à la généralisation du mouvement: «Aujourd’hui huit, demain cent, après-demain tous!».

Cette assemblée initiale contribuera à faire de cette courte grève un événement exceptionnel. En effet, les ouvriers disposent ainsi d’une instance qui pourra contester la légitimité du syndicat pour la direction du mouvement. La Suisse n’a plus connu une telle configuration depuis des années. Le régime de partenariat social y impose en effet un protocole de résolution des conflits dans lequel le syndicat joue un rôle central.

Logements insalubres

Le premier tract insiste sur l’indécence des conditions dans lesquelles sont logés ceux qui bâtissent… des logements. «Les patrons et les organisations qui [leur] sont liées ne nous proposent que des solutions scandaleuses, telles que des refuges souterrains, des maisons tellement vieilles qu’elles vont être détruites ou des baraques dans les bois.» Malgré les tentatives du Conseil fédéral de réguler l’expansion économique, en particulier dans la construction, Genève est un vaste chantier. Les besoins en main-d’œuvre bon marché semblent insatiables et beaucoup d’entreprises sont incapables de loger les saisonniers qu’elles recrutent. Murer, par exemple, loge des ouvriers travaillant à Genève sur la côte vaudoise, à Etoy et à Rolle. Le temps de trajet est bien entendu soustrait du temps de travail…

La colère des ouvriers de Murer couve pendant une semaine encore et le lundi 6 avril, la grève est déclenchée. C’est d’abord le chantier du centre commercial de Balexert qui est arrêté. Une assemblée générale décide, contre l’avis de la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment (FOBB), d’étendre le mouvement à l’ensemble des chantiers de l’entreprise. L’assemblée se constitue en commission de grève et affirme dans une déclaration que «face à l’indifférence et à la trahison de tout le monde, les ouvriers de la Murer ont décidé que l’unique organe qui les représente est leur Commission démocratiquement élue».

Des revendications spécifiques sont énoncées sur les questions de logement et d’échelle des salaires. Mais la commission de grève veut aussi généraliser son action: «La lutte de la Murer est la lutte de tous les saisonniers contre l’exploitation! Ouvriers du bâtiment, la lutte de la Murer est la lutte de tous!»

Courage des grévistes

Dans la journée du mardi, la FOBB négocie avec Murer autant qu’avec les grévistes, à qui elle tente d’expliquer qu’ils enfreignent les règles de la convention collective. Le syndicat signe un accord avec le patron, bien en deçà des revendications ouvrières. La Commission de grève le rejette. Le lendemain, l’administration genevoise confirme que la grève est illicite. La police et des agents de sécurité privée sont alors mobilisés pour isoler les baraques et les chantiers touchés par le mouvement. L’entreprise, pour sa part, menace de licencier tout le monde si le travail ne reprend pas.

Il faut relever ici le courage des ouvriers grévistes, majoritairement espagnols, pour qui un licenciement signifiait le retour en Espagne, où l’exercice de droits syndicaux pouvait fort bien les mener dans les geôles de Franco.

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Un des chantiers genevois de l’entreprise Murer en 1970: le creusement de la galerie technique Saint-Jean Foretaille. COLL. PRIVEE / DR

Une soirée de soutien à la grève est organisée le mercredi 8 avril, à l’initiative des organisations de l’émigration, du Parti du Travail et de trois groupuscules gauchistes genevois. Elle permet de mettre sur pied une caisse de solidarité et de décider de la tenue d’une manifestation pour le samedi. La commission de grève, le syndicat, l’entreprise et l’ambassade d’Espagne parviennent finalement à un accord le vendredi 10 avril. La grève est victorieuse puisque l’ensemble des revendications sont acceptées et que l’entreprise renonce à réprimer les grévistes. La manifestation du samedi rassemble plusieurs milliers de personnes.

Cette grève prend une valeur symbolique forte. «Camarades, écrit par exemple le groupe tessinois «Lotta di classe», quelque chose change en Suisse! Ce qui, hier encore, semblait une pure utopie – la rupture de la paix du travail – devient aujourd’hui une réalité. » Si l’enthousiasme de ces militants paraît excessif, il n’en demeure pas moins que, dès l’année suivante, la métallurgie genevoise connaît une série de grèves sauvages et que s’ouvre un cycle d’arrêts de travail décidés et dirigés par la base qui durera dix ans. En 1975, Ezio Canonica, président de l’Union syndicale suisse, concédera qu’il faut désormais parler de «paix du travail relative».

Surexploiter la ressource humaine

Le 8 février 1973, une formidable explosion ébranle la Place des Nations. Les baraques du chantier de la gaine technique géante qui relie le Parc de Saint-Jean au bout de piste de l’aéroport (Foretaille) sont en feu. Un ouvrier italien, Armando Baleri, perd la vie. Le 28 avril 1971, c’est Ajet Veseli, un saisonnier yougoslave, qui est tué au fond de ce tunnel. Ce chantier dantesque, auquel Jean Mohr et John Berger ont consacré un cahier dans Le Septième Homme (Fage, 2007 [François Maspéro, 1976]), est conduit par l’entreprise Murer.

Celle-ci est un acteur majeur de l’urbanisation accélérée que connaît Genève pendant les Trente Glorieuses. Elle exécute notamment le collecteur d’égout Rive droite et le collecteur général (1967), le centre commercial de Balexert (1971), la cité du Lignon (1967), la gaine technique Saint-Jean Foretaille (1976), etc.

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L’image de l’ouvrier casqué, symbole de la grève des ouvriers de Murer SA (détail de couverture de La Brèche, publication de la Ligue marxiste révolutionnaire, 1er mai 1970). Une affiche était vendue en soutien à la grève. DR

Murer met en œuvre des techniques constructives audacieuses qui, en abaissant les prix et les délais, lui permettent de remporter des marchés. Mais, bien plus que les prouesses techniques, c’est la disponibilité d’une main-d’œuvre à bon marché qui permet de réaliser ces chantiers d’infrastructures en assurant les marges bénéficiaires.

Un cadre retraité de Murer explique par exemple2>Entretien du 28 février 2019 avec un cadre retraité de Murer SA en activité dans les années 1970.: «Pour le chantier du Lignon, nous avions obtenu le mandat, mais nous n’avions pas les hommes. Alors un responsable est allé en Espagne pour recruter du monde et il y avait beaucoup de demande! Il a recruté 200 hommes, croyant que seuls 30 ou 40 viendraient. Ils sont tous arrivés. Un jour, l’aumônier des travaux d’Emosson [chantier du barrage] me téléphone: il y a 200 hommes à la gare pour vous. On ne savait pas quoi faire. On les a provisoirement fait dormir dans les dortoirs d’une autre entreprise pour recruter les 40 qu’il nous fallait.»

Au sujet du creusement de la galerie technique, notre interlocuteur explique: «Normalement, [les ouvriers] faisaient sept à huit mètres par jour, en trois-huit. Ça ne correspondait de loin pas à la vitesse que nous avions prévue. Alors, je leur ai fait un contrat: je leur ai dit, je vous paye tant d’heure par mètre et je vous paye pour chaque mètre un supplément. Du jour au lendemain, ils faisaient quarante mètres. Quarante mètres par jour!» On s’imagine les répercussions d’une multiplication par cinq de la cadence sur la sécurité des ouvriers.

Ces déclarations ajoutent quelques pièces au dossier déjà chargé de la surexploitation des travailleurs qui modernisèrent les villes.

 

 

 

 

 

 

Notes[+]

* Archiviste, Frédéric Deshusses travaille actuellement pour l’association Archives contestataires. Il est l’auteur de Grèves et contestations ouvrières en Suisse: 1969-1979, Archives contestataires et Ed. d’En Bas, 2013.

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