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La Turquie: un partenaire stratégique malgré tout?

DROITS HUMAINS • Le conseiller fédéral Didier Burkhalter reçoit des représentants du gouvernement turc cette semaine à Genève. Ce faisant, la Suisse légitime la campagne d’un régime marqué par ses dérives antidémocratiques.

En 2013, la Suisse a conclu un «partenariat stratégique» avec la Turquie. C’est dans ce cadre que Monsieur Didier Burkhalter a invité le Gouvernement turc à Genève, du 14 au 16 octobre prochains. Officiellement, cette rencontre vise à soutenir les autorités d’Ankara dans l’organisation du Sommet humanitaire mondial, prévu pour le printemps 2016 à Istanbul. Dans les faits, il s’agit d’une étape dans le développement d’une collaboration toujours plus étroite entre Ankara et les gouvernements d’Europe. Compte tenu de l’actualité en Turquie, est-il encore raisonnable d’accueillir son gouvernement en déroulant le tapis rouge, de légitimer sa campagne visant à se présenter comme un acteur soucieux des droits humains aux Moyen-Orient, ainsi que de continuer à lui conférer un statut privilégié?

Cela est pour le moins douteux, si l’on prête attention aux informations relayées par la presse démocratique de Turquie. Des informations préoccupantes nous parviennent quotidiennement au sujet du comportement des forces armées turques dans le cadre de la guerre visant les régions à majorité kurde de Turquie. Les soldats turcs ont imposé des couvre-feux à de nombreuses villes kurdes, en prenant largement pour cible la population civile. Bien que le gouvernement turc ait interdit la diffusion des ces images, il est difficile de passer sous silence la vidéo du corps de Haci Lokman Birlik, 24 ans, traîné par un blindé de l’armée dans les rues de Sirnak, une corde au cou, pendant que les soldats le traitent de «fils de chien». Il est également impossible d’oublier la photo du corps nu et en lambeau de la combattante kurde Kevser Eltürk, violentée, torturée et exécutée avant que sa dépouille soit abandonnée au bord d’un chemin. A notre connaissance, aucun membre des forces armées turques n’a été traduit en justice pour ces faits. Cela est d’ailleurs corroboré par les condamnations prononcées par la Cour européenne des droits de l’homme contre la Turquie, en raison de son refus systématique d’enquêter sur ses soldats pour actes de torture, exécutions sommaires ou disparitions forcées. Les seuls conscrits sanctionnés ont été ceux qui ont diffusé les images de Birlik et Eltürk. Selon l’actuel premier ministre Davutoglu, le fait de rendre publiques les exactions de l’armée serait en effet propre à «entraver la lutte antiterroriste». En parallèle, de nombreux membres du Parti démocratique du peuple (HDP) ont été arrêtés et emprisonnés. Celles et ceux qui sont en liberté sont exposés aux violences des nationalistes turques ou des salafistes. Début septembre, plus de 400 attaques ont été perpétrées contre des bureaux ou des membres du HDP. Le siège principal du parti à Ankara a été dévoré par les flammes, après qu’une foule arborant des drapeaux turcs y eut mis le feu, sous les yeux de la police immobile. C’est justement en raison de l’absence de protection donnée par l’Etat aux militants du HDP qu’il a été aisé pour les auteurs du barbare attentat du 10 octobre de frapper le tronçon de ce parti, lors de la manifestation pour la paix d’Ankara, en faisant au moins 128 morts et environs 500 blessés. Une manifestation qui célébrait le cessez-le-feu annoncé par les milices kurdes et qui demandait au gouvernement Erdogan d’en faire de même. Tôt ou tard, les responsables de ces actes devront en répondre devant la justice turque ou internationale. D’ici là, les autorités suisses doivent refuser toute complicité avec les tentatives de l’Etat turc de blanchir son image et de dévier l’attention sur les crimes commis par ses troupes contre les civils kurdes, dans cette guerre sanglante dont Erdogan est le principal instigateur.

* Avocat, Genève.

Opinions Agora Olivier Peter

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