Obstination chômage
Pour qu’une telle révolution advienne, s’imposerait, d’abord, un travail en profondeur sur les mots et les concepts, une véritable décontamination de ces bistouris avec lesquels la chirurgie du travail propage sans fin la gangrène. Ensuite, il conviendrait d’accorder un peu d’attention rétrospective à l’histoire du travail et de l’emploi, toujours ignorée au profit d’une modélisation macro et microéconomique qui ne sait que prolonger l’échec. Enfin, il resterait à imaginer l’abandon des postures obnubilées par les statistiques, les contrats signés et le faire-savoir. Car cette gesticulation se perpétue au détriment d’une analyse sans concession de la destruction de masse des emplois1 value="1">Nouriel Roubini: «L’usine du futur, ce sera peut-être 1000 robots et un seul employé pour les diriger», in sa tribune du 31 décembre 2014 Quel avenir pour les travailleurs?, et de la capacité même d’entendre ce que pourraient signifier d’autre, ici et maintenant, ces catégories emploi et travail que l’on veut toujours croire immuables, alors qu’elles sont elles-mêmes dématérialisées, comme la plupart des activités. Bref, il nous faut une tabula rasa! En lieu et place de quoi, nous n’avons affaire qu’à une obstination superlative, et de l’espèce la plus toxique.
La baisse du chômage, «c’est la priorité des priorités, tout est concentré sur cet objectif», assène un ministre. Le premier d’entre eux clame avec emphase à toute occasion: «Notre priorité, c’est l’emploi! l’emploi! l’emploi!». Cependant que l’un de ses prédécesseurs déclarait il y a dix ans exactement: «Nous voulons vraiment faire baisser le chômage, c’est la priorité des priorités»… Faut-il recenser ces invocations magiques, leur inexorable litanie, répétée jusqu’à l’écœurement, qui procure le sentiment que nous n’avons rien vu, rien entendu, rien appris – depuis tant d’années? Nous n’en aurons pas la cruauté. Mais le drame, le vrai, c’est que ces grands esprits et capitaines ne semblent pas avoir été atteints un instant par le doute que leurs mots mêmes, la répétition obsédante de ces mots et des méthodes qu’ils désignent pouvaient bien être les principaux responsables de leurs échecs, toujours déniés et attribués à autre chose que leur propre fuite en avant?
Ils objecteront, comme tant d’autres auparavant: qu’ils agissent, «eux!», qu’ils sont au quotidien «dans le concret», qu’ils «se dépensent sans compter» sur «la lutte contre le chômage et pour l’emploi», que leur détermination est «intacte», leur courage et leur dévouement «sans faille», enfin: qu’ils seront «comptables de leurs échecs» et disposés à «en tirer toutes les conséquences». Ils diront cela sur tous les tons et toutes les ondes, sans hésitation ni crainte des répétitions en boucle, indifférents à l’empreinte numérique démultipliée à l’infini de leurs paroles productrices de chômage. Comme si la dénégation était le premier moteur de leur obstination à agir en dépit des mots et de la raison qui chôment.
Le Dictionnaire de l’Académie française définissait ainsi l’obstination: «Opiniâtreté. Horrible, étrange obstination. Quelle obstination! Obstination au mal, dans le mal. L’obstination d’un pécheur.» Quant à l’obstiné, il était illustré par cette formule: «Il s’est obstiné à ne pas faire ce qu’on exigeait de lui.» Peut-être ne serait-il pas inutile de méditer ces définitions à l’aune de la «priorité» du chômage et de l’emploi que revendiquent à l’unisson nos dirigeants politiques depuis si longtemps, sans qu’ils aient jugé désirable de s’interroger sur les ressorts et conséquences ultimes de cette persistance obsessionnelle?
«Il s’est obstiné à ne pas faire ce qu’on exigeait de lui.» N’est-ce pas cela, en vérité, le nœud du politique actuel? D’abord, il prétend être élu au motif essentiel que le chômage sera sa priorité et qu’il fera mieux que ses prédécesseurs. Puis, une fois élu et guidé par cette obsession univoque, il gouverne en chômant la plupart des sujets autres que le chômage, qu’il ramène sans cesse à celui-là. Ce faisant, chômant les concepts et la raison au profit d’actes disparates, hâtifs et sans direction, il étend le paradigme du chômage à toute la Cité, il le promeut un peu plus loin, il le diffuse par tous les pores de l’animal social. Le politique devient ainsi le chômage en soi et pour soi. Il devient sa personne même. Et le chômage à son tour se révèle être le commencement et la fin de toute politique.
Cela, les citoyens le perçoivent désormais dans leur chair intime, au plus profond2 value="2">Ce dont le film La Loi du marché, qui fait mouche précisément pour cela, donne une émouvante représentation., et singulièrement ceux qui furent privés de cet emblème de la citoyenneté que l’on nommait jadis «un travail». Une seconde peau que l’on ne sait plus aujourd’hui désigner que sous le vocable létal d’emploi. Un emploi qu’il faut (se) procurer «à tout prix», fût-il celui d’une perte absolue du sens de cet emploi, que l’on n’hésite pas à créer sans justification ni contenu, et à «aider» parce que cela permet au moins de donner tort éphémère à la statistique.
La quête devient ainsi obstinée, opiniâtre, aussi étrange qu’horrible, comme le souligne le Dictionnaire… C’est celle de Chronos dévorant ses enfants, se gavant d’eux: le politique se nourrissant de la destruction des emplois, et le chômage s’alimentant de la destruction du politique. Une spirale sans fin de consommation et de destruction mutuelles qui tient à l’écart, sur son bord extérieur: le travail qui était là aussi bien que celui à venir – l’immense gisement de travail qui reste ignoré, comme s’il menaçait l’espèce humaine!
Qui osera donc rompre le sceau et redonner un sens aux mots de la tribu? Qui saura désarmer l’obstination mortelle?
Qui trouvera les mots qui ne chômeront plus mais sauront désigner le travail insoupçonné?
Notes
* Philosophe et consultant, auteur de La Cité du Chômage (Editions Verticales). Dernier ouvrage paru: L’Homme post-numérique (Editions Yves Michel, 2015)