Contrechamp

La tentation de la guerre perpétuelle

DOCTRINE MILITAIRE • La stratégie contre-insurrectionnelle déployée contre l’Etat islamique par les Etats-Unis et leurs alliés contribue à banaliser le recours à la terreur. Eclairage de Jérôme Gygax.

La campagne militaire contre l’Etat islamique (EI) s’appuie sur les doctrines militaires contre-insurrectionnelles (counterinsurgency - COIN) depuis l’expérience américaine au Vietnam1 value="1">Barry Scott Zellen, The Art of war in an asymetric world, strategy for the post-cold war era<$>, New York, Bloomsbury, 2012.. Etendues à l’échelle globale et s’inspirant des modes d’action révolutionnaires, elles permettent de rationaliser le recours à la force et l’usage de la terreur à des fins politiques. Quels sont les origines et les objectifs de ces milices radicalisées de l’Islam et quel est leur rôle dans les événements en cours au Moyen Orient?

La Seconde Guerre mondiale avait démontré le potentiel des tactiques révolutionnaires et de l’usage de la terreur à des fins politiques. Un «processus de terreur», selon l’expression de Walter Eugene, était capable de produire une réaction émotionnelle recherchée afin de transformer le comportement d’un groupe social déterminé2 value="2">Martha Hutchinson, «The concept of revolutionary terrorism» in The Journal of Conflict Resolution vol.16, n°3, sept 1972; Schmid Alex P. et de Graaf Janny, Violence as Communication (1982).. La guerre froide semblait donner raison à ceux qui, comme Wallace Carroll, alors consultant pour le Département de la défense américain, pensaient que les Etats-Unis «devaient se préparer à soutenir des guerres de guérillas à une échelle telle que le monde ne l’avait encore jamais vu» au service de ses objectifs stratégiques3 value="3">David M.Barrett, The CIA and Congress, the untold story from Truman to Kennedy, Lawrence, University Press of Kansas, 2005.. Il s’agissait de l’«Arme ultime» pour les conflits modernes4 value="4">Oleg Anisimov, «The Ultimate Weapon» (1953).

Le Vietnam allait être le premier «laboratoire» dans la conduite des opérations anti-insurrectionnelles menées conjointement par la CIA et par l’armée5 value="5">Voir L.Fletcher Prouty, The secret team, the CIA and its allies in Control of the United States and the World, New York, Skyhorse, 2011, p.485.. A des milliers de kilomètres, les polices politiques des dictatures latino-américaines s’appuyaient sur l’encadrement de la CIA, pour éteindre les mouvements révolutionnaires6 value="6">John Dinge, The Condor Years, how Pinochet and his allies brought terrorism to three continents, New York, The New Press, 2004.. La consécration des doctrines de Low intensity warfare n’aurait pas été possible sans le soutien des républicains internationalistes, néoconservateurs, de leurs nombreux think tanks: le Center for strategic and international studies (CSIS), la fondation Heritage ou encore de la RAND (think tank de l’Air force)7 value="7">Hippler Jochen, «Low intensity warfare: key strategy for third world theater» in The Middle East: living by the sword, MERIP Middle East Report, n°144, jan-fev.1987.. Brian M. Jenkins, ancien membre des forces spéciales au Vietnam et conseiller à la RAND, prédisait: «La guerre du futur (…) cessera d’être finie. La distinction entre la guerre et la paix se dissoudra. Les conflits armés ne seront pas confinés aux frontières nationales. Aucune rivalité ne sera locale. Les combattants locaux mobiliseront des patrons étrangers. Les terroristes attaqueront des cibles inconnues tout à la fois sur le sol proche (home) et à l’étranger (abroad).»8 value="8">Brian M.Jenkins, «Defense against terrorism» Reflections on providing for the Common Defense, Political Science Quarterly, vol.101, n°5, p.778.

Dans une correspondance avec un cadre du commandement inter-armé datée du 18 décembre 1965, Robert D. Crane, co-fondateur du CSIS9 value="9">Le CSIS avait été créé par un ancien amiral Arleigh A.Burke en 1962 avec des financements du prince saoudien Turki bin Abdulaziz. et conseiller du président R. Nixon, écrivait qu’une mentalité défensive à l’ère des conflits globaux était la recette la plus certaine d’un «suicide culturel» et qu’il fallait par conséquent se résoudre à forger le «nouvel ordre mondial», quels qu’en soient les moyens. Treize ans plus tard, R. D. Crane publiait la feuille de route pour l’interdépendance des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite, l’unique pays du Moyen Orient dont les ressources étaient développées exclusivement par les compagnies pétrolières américaines.10 value="10">Robert D.Crane, Planning the future of Saudi Arabia, A model for achieving National priorities, New York, Praeger, 1978.

Converti à l’Islam en 1982, Crane se consacrait à la «renaissance» de l’Islam selon les principes de l’économie de marché11 value="11">Dr.Robert D.Crane est le directeur for Global Strategy à la Abraham Federation. Militant au sein de la National Citizen’s Initiative for Democracy.. La solution passait, selon lui, par une grande fédération qui effacerait l’héritage colonial. Comment opérer une telle transformation? Selon la PsyWar, ou guerre psychologique, la possibilité d’influencer les musulmans indécis du «milieu» était réalisable par l’entretien de mouvances radicales capables de générer une pression suffisante afin d’orienter les communautés indécises12 value="12">Stratégie décrite dans James JF Forest, Teaching Terror: Strategic and Tactical Learning in the Terrorist World, Lanham Maryland, Rowman&Littlefield, 2006.. En deux mots, la création d’une posture radicale amènerait la majorité modérée à choisir la réforme choisie13 value="13">«In practice this means creating sufficient pain, aversion, or disincentive on the part of the decision makers in the enemy authority to elicit political change and even revolution» in Bongar Bruce et. al., Psychology of Terrorism, Oxford University Press, 2006, p.93..

Al-Qaeda, créé au temps de la lutte contre l’URSS, nourrissait pendant une décennie au moins la «vision» d’une conspiration grandiose, bien qu’infondée, de l’Islam contre l’Occident suivant le scénario de l’ancien adjoint aux affaires militaires S. Huntington: père du Choc des civilisations et la redéfinition de l’ordre mondial (1996)14 value="14">Lire aussi Huntington, Political Order in Changing Societies, Yale Univ. Press, 1968.. De la disparition de Ben Laden en mai 2011 à l’apparition de l’entité de l’Etat islamique (EI) en avril 2013, se développait la théorie selon laquelle les groupes jihadistes affiliés à Al Qaeda grandissaient tel «un cancer» dans les différentes régions de l’Afrique subsaharienne jusqu’à l’ancienne Mésopotamie15 value="15">George Tenet, ancien directeur de la CIA avait reconnu la présence d’une centaine d’agents infiltrés au sein d’Al Qaeda bien avant 9/11. George Tenet, At the Center of the Storm, my years at the CIA, 2007, pp.120-121.. Aucune question sur le rôle du Pakistan, de l’Arabie Saoudite, de la Jordanie ou même de l’Algérie, bases arrières du terrorisme16 value="16">Lire Gwendal Durand, L’organisation d’Al-Qaida au maghreb islamique, réalité ou manipulation?, Paris, L’Harmattan, 2011., pp. 83-90.. Depuis la dictature militaire de Muhammad Zia-ul-Haq (1977-1988) soutenue par le Jamaat-i-Islami, l’agence d’intelligence pakistanaise (ISI), parrainée par la CIA, est pourtant devenue la vraie fabrique du terrorisme. Comme le faisait remarquer un spécialiste: «Il y a des éléments suffisants de preuve montrant que sans la connivence de l’Etat (pakistanais) et le soutien des élites religieuses, une culture du jihad n’aurait pas pu fleurir dans ce pays.»17 value="17">Eamon Murphy, The making of terrorism in Pakistan, historical and social roots of extremism, New York, Routledge, 2013, p.92-96.

Comment donner ainsi un sens à la montée au pouvoir d’Abou Bakr al-Baghdadi à la tête de l’EI et des prétendus affiliés comme le groupe du «Khorasan»? Y a-t-il une instrumentalisation des jihadistes18 value="18">Voir Jérôme Gygax, «Le nouvel Empire du mal» in La Cité, Octobre 2014; Murtaza Hussain, «The fake terror threat used to justify bombing Syria», The Intercept, 28.09.2014.? Andrew J. Bacevich pointait du doigt les généraux américains en 2010 déjà pour leur adhésion à la conduite d’une guerre dite «perpétuelle»19 value="19">Andrew J. Bacevich, Washington Rules, America’s path to permanent war, New York, Metropolitan Books, 2010.. L’ancien officier de la CIA Robert David Steel affirme que l’EI est cet instrument de déstabilisation aux mains des Américains, alors qu’Ali Abbas al-Ahmed, directeur de l’Institut of Gulf affairs, déclare de son côté que les Saoudiens tirent les ficelles dans le dos de Washington20 value="20">«ISIS A tool of Saudi Arabia?» Sur the Real News, 01.10.2014.. D’autres experts supposent une collaboration étroite entre les services secrets pakistanais et saoudiens, soutenus par la CIA et le Pentagone21 value="21">Imtiaz Gul, The most Dangerous Place: Pakistan’s Lawless Frontier, London, Penguin, 2010, p.254 expose comment, dès 1989, l’ISI pakistanais avec les fonds saoudiens ont créé Lashkar-e-Taiba (l’armée des purs).. L’ancien officier des PsyOps américains Scott Bennett expose comment le financement du terrorisme a été volontairement tenu secret22 value="22">Scott Bennett US Army Special Operations Officer, 11th Psychological Operations Battalion, Civil Affairs-Psychological Operations Command. « Shell Game : The Betrayal and Cover-up by the U.S. Governement of the Union Bank of Switzerland-Terrorist Threat Finance Connection, A Whistleblowing Report to the United States Congress, Submitted to the Department of Defense Inspector General, 27.05.2013. sur : http://www.jimstonefreelance.com/shell_game.pdf; Jeremy Scahill, fin connaisseur de la région, n’hésite pas, quant à lui, à qualifier cette guerre d’autoalimentée23 value="23">«Obama’s orwellian War in Iraq: We created the very Threat we claim to be fighting», sur Democracy Now, 03.10.2014; lire J.Scahill, Dirty Wars: The World is a Battlefield, New York, Nation Books, 2013..

Que fait-on ainsi des 94 000 frappes aériennes opérées par l’U.S. Air Force sur l’Afghanistan, l’Irak, la Lybie, le Pakistan, le Yémen et la Somalie depuis 2001 et du demi-million de morts pour le seul Irak? Ne peut-on parler dans ce cas d’usage de la terreur? Martha Hutchinson écrivait: «Une fois qu’une stratégie terroriste est adoptée, elle gagne une autonomie, un momentum et les insurgés peuvent se trouver prisonniers d’un cycle de la terreur et de la répression, incapables d’abandonner le terrorisme à cause de pressions populaires et celles exercées par les militants eux-mêmes.»24 value="24">Martha Huchinson, op.cit.<$> p.394.

Certaines thèses soutiennent enfin que cette violence est le sous-produit inévitable de la politisation de l’islam. Les dictatures du Caire à Islamabad, en passant par Amman, ont usé et abusé de la répression et du recours à la torture contre ces courants politiques de l’Islam. Comme le dit Shadi Hamid, l’Islam a été instrumentalisé par les régimes des pays arabes et ce afin d’avancer leurs propres objectifs politiques et de consolider leur mainmise sur le pouvoir25 value="25">Shadi Hamid, Temptations of Power, Islamists and illiberal democracy in a new Middle East, Oxford, Oxford univ. Press, 2014, p.207.. La radicalisation de l’Islam serait ainsi encouragée, permettant le maintien d’élites militaires au pouvoir contre toutes velléités révolutionnaires et populaires.

L’application de la violence n’a rien d’irrationnel ou de religieux par essence, elle est un moyen en vue d’atteindre une fin politique26 value="26">Crane dans son ouvrage sur l’Arabie Saoudite, op. cit., parlait de redéfinir la civilisation arabe dans son entier, en englobant tous les pays de la région. p.240.. L’Etat islamique n’a pas plus de légitimité auprès de la majorité des musulmans que le Sheikh Ben Laden avant lui27 value="27">Articles de Murtaza Hussain, «Why the Islamic State is not really islamic», The Intercept, 26.09.2014.. Il divise les courants de l’Islam contre eux-mêmes, en atteignant l’ennemi shiite; il discrédite les courants de l’islam politique (islamisme), nourrissant le mirage d’une renaissance libérale compatible avec les principes du marché, née des cendres des combats sectaires; il donne enfin un blanc-seing aux Etats-Unis et à leurs alliés et clients dans la région en légitimant leur droit d’ingérence et leur propre violence, tenant durablement en échec leurs ennemis ou rivaux potentiels.

Les terroristes ne font pas que vivre en marge de la société, ils sont les produits d’une occidentalisation de l’Islam en rupture avec ses traditions28 value="28">Olivier Roy, «Terrorism and Deculturation» in Louise Richardson, The Roots of Terrorism, New York, Routledge, 2006, p.160.. Si les manuels de l’armée américaine mentionnent désormais la volonté de mener des opérations de contre-insurrection «dans le monde entier (everywhere)», l’usage de telles techniques a fini par banaliser le recours à la terreur – son principal moyen d’action. Il est l’Arme ultime – Ultimate Weapon que Washington caressait d’employer au milieu du siècle précédent: un instrument révolutionnaire au service non plus de l’idéologie communiste mais de l’internationalisme démocratique29 value="30">Oleg Anisimov, The Ultimate Weapon, Chicago, Henry regnery Co, 1953, préfacé par le Général William J.Donovan..

Notes[+]

* Jérôme Gygax PhD, chercheur associé à la fondation Pierre du Bois. Parution récente: Jérôme Gygax et Nancy Snow, «9/11 and the advent of Total Diplomacy: Strategic Communication as a Primary Weapons of War» in Journal of 9/11 Studies, Vol.38, juillet 2013.

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