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Oser un pacte entre télévision et littérature

CULTURE • L’AdS, qui récompense et fustige chaque année des éditeursCf. Le Courrier du 30 mai., a primé cette année les médias, décernant sa «plume de plomb» aux chaînes de TV de la SSR pour cause d’«extermination littéraire». Extraits de la laudatio à Roger de Weck, directeur général de la SSR.

Cher Monsieur de Weck,

Cette année, l’AdS [association Autrices et auteurs de Suisse, ndlr] innove, en décidant de vous remettre, à l’attention spéciale des chaînes télévisées alémanique, romande et tessinoise, sa fameuse «Plume de plomb». Ce titre, qui distingue les organismes néfastes à la littérature, sachez que nous avons mûrement réfléchi avant de vous l’attribuer. Pourquoi hésiter? Parce qu’en certains espaces de votre société, tels que la Radio Télévision Suisse, avec notamment son émission littéraire «Entre les Lignes» sur Espace2, ou encore la Radiotelevisiun Svizra Rumantscha, proposant entre autres l’émission «Il tavulin litterar», il nous semblait que d’admirables oasis imposaient le respect. Toutefois, après concertation, il nous est apparu que le restant des stations télévisées nationales se distinguait à tel point en matière de désertification, voire d’extermination littéraire, qu’elles méritaient largement une distinction.

Littérature et télévision… Une association qui génère peut-être de l’angoisse à l’idée de réveiller les modèles spectraux du passé: lunettes à montures terrifiantes, moustaches et cravates des années 1980. S’il y avait des écrivains susceptibles de prêter matière à des images attractives, ça se saurait, songent probablement vos rédacteurs.

Mais peut-être est-ce pour une autre raison que la littérature n’a pas sa place dans vos programmes. Traiter de littérature, vous qui avez même passé sous silence la Journée mondiale du livre et le 450e anniversaire de Shakespeare, voilà qui représenterait évidemment un certain travail. Suivre l’actualité des écritures, aller éventuellement jusqu’à LIRE un échantillon des productions suisses! Que d’heures à rémunérer, que de coûts pour un faible rendement, car mettre en valeur des auteurs suisses, vivants de surcroît, c’est assurément prendre un haut risque en termes d’audimat.

Et si vos raisons étaient à chercher ailleurs encore? Du côté du scrupule philosophique? Peut-être avez-vous peur que la forme télévisée abaisse fatalement le niveau critique? Dans Pourparlers 1972 – 1990, Gilles Deleuze déclarait: «C’est terrible, ce qui se passe à ‘Apostrophes’. C’est une émission de grande force technique, l’organisation, les cadrages. Mais c’est aussi l’état zéro de la critique littéraire, la littérature devenue spectacle de variétés.» Là aussi, nous pouvons concevoir votre souci: s’il s’avère que Bernard Pivot lui-même a fait de la merde, en quoi les modérateurs suisses d’aujourd’hui auraient-ils la moindre chance de créer des contenus de qualité? Non, renoncer à la littérature, faire le choix de ne pas en parler, c’est encore le meilleur moyen de ne jamais la trivialiser ni la traîner dans un monde où elle ne pourrait que se retrouver avilie, et nous irions jusqu’à louer cette haute et noble preuve d’exigence s’il nous semblait que c’est sans trop de vergogne que votre société a laissé, ces dernières années, la Schweizer Radio und Fernsehen se vautrer dans une boulevardisation galopante de ses sujets littéraires.

Faire chanceler les émissions littéraires, les supprimer peu ou prou, c’est toujours s’éviter des difficultés, qu’elles soient liées au défi de créer des images intéressantes, des contenus pertinents ou, éventuellement, à la dictature de l’audimat et de l’économie. Bref, une sage décision pour papys pantoufles ou pour crétins incultes, une décision qui dispense d’inventer, de réinventer. On pourrait pourtant imaginer des formes neuves, comme des critiques écrites, téléchargeables sur les sites de votre société, des cartes blanches aux éditeurs, des créations multimédias faisant se rejoindre œuvres d’animations visuelles et mise en ondes, ou encore un poème par jour, lu à l’antenne et en amont du Téléjournal par son présentateur (un principe rêvé par le poète français Jean Pierre Siméon).

Assez parlé. Nous espérons, cher Monsieur de Weck, que vous saurez vous montrer sensible à notre geste, et qu’à travers nos échanges et négociations à venir, la littérature regagnera la place qui lui revient dans une radio-télévision au service du bien public et de la démocratie. La musique et le cinéma bénéficient déjà d’accords définissant la mission culturelle de la SRG SSR dans ces domaines. Osons rêver qu’un pacte soit conclu également pour la littérature!
* Pour l’association Autrices et auteurs de Suisse (AdS). La version intégrale de la laudatio est accessible sur le site de l’AdS, www.a-d-s.ch.

Opinions Agora Antoinette Rychner

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