Contrechamp

Les «Jeunesses agricoles catholiques»

BONNES FEUILLES • A partir d’une liasse d’archives abandonnées durant soixante ans, l’écrivain Jérôme Meizoz a pu reconstituer un pan de la jeunesse d’une parente. «Temps mort. Une jeunesse jaciste (1937-1945)»* plonge dans l’éducation des filles dans l’entre-deux-guerres. Extrait.

Sous le toit ont échoué beaucoup d’objets religieux, après que tout un monde réglé par l’Eglise romaine s’est retiré sur la pointe des pieds, vers la fin des années 1960. Mille ans de rites et de décors ont disparu comme s’ils n’avaient jamais existé. Je tombe çà et là sur des missels empoussiérés, des statuettes de vierges maculées, des crucifix brisés aux Christs unijambistes ou décapités. Dans une pile de papier, une enveloppe saisie au hasard, où on lit: «Pour mademoiselle Laurette V., présidente des J.A.C.»

La lettre date de la Seconde Guerre mondiale, l’encre a pâli, l’enveloppe jaune a viré vers la braise tachée. Ma tante y est désignée comme «propagandiste». De quoi a-t-elle bien pu faire la propagande? Visiblement, Laurette avait souhaité ne pas détruire ces papiers. Les activités de «présidente» avaient marqué sa vingtaine. Sa première responsabilité ou fonction hors de la famille. Toute une vie avait filé très vite, de tâche en tâche. Enfin, elle était morte la dernière année du siècle passé.

Un cahier bleu intitulé Cercles réunit tous les procès-verbaux des réunions, inscrits au crayon de sa main. Il s’ouvre sur une citation:
«Les âmes s’allument les unes aux autres comme des flambeaux.»

L’image, convenue, reste efficace. La foi: une contagion incendiaire du groupe. Le voilà au seuil de passions trépassées. On parcourt le cahier bleu où les ordres du jour, presque identiques, se succèdent mois après mois. Liste des thèmes de méditation: «La loi divine du travail», «Notre situation de jeunes campagnardes», «La souffrance de notre vie de travail», «L’attitude des employées agricoles».

Même après avoir comparé plusieurs documents, le vieux gamin ne saisit pas le sens de l’expression «jeunesse jaciste» dont parle à chaque page le cahier bleu de Laurette. «Jaciste» tout de suite lui rappelle «fasciste»: après tout, les documents portent des dates éparpillées entre 1937 et 1945… La section jaciste «Christ-Roi» de Vernayaz (Valais) existe dès 1935 dans le village de Laurette. En 1937, elle compte dix-huit affiliées et environ trente sympathisantes, sur une soixantaine de jeunes filles de quinze à trente ans que compte la commune. Laurette en prend la présidence en 1940, l’année de ses vingt ans. Judith, sa sœur, en est membre et sa propre tante, Marthe, joue le rôle de trésorière depuis quelques années.

L’Eglise veut «refaire une classe rurale franchement chrétienne» tout en préparant les jeunes à la modernité. Pour ce faire, la J.A.C. crée des «cercles» dans les villages, les organise dans les cantons catholiques, puis au plan national. Elle dispose d’un mensuel, La Gerbe, «organe de jeunesse Valais-Jura», fondé à Porrentruy mais publié à Sion. Des brochures sont envoyées à tous les membres. Laurette possède La Vie Mariale, éditée par l’œuvre Saint-Augustin, de quelques numéros de l’Echo illustré, hebdomadaire catholique genevois lancé en 1929. (Toute sa vie, elle lira ce magazine, ainsi que Le Courrier!). Mais elle découvre également François Mauriac en ses romans sages et troubles: Le Nœud de vipères, Génitrix, Thérèse Desqueyroux. (Elle n’a pas eu le temps de savoir que Mauriac préférait les hommes aux femmes. Heureusement.). Première timide sortie, sans doute, hors du cocon de la bien-pensance. Maillage idéologique parfait de ces revues, comme sait le faire l’Eglise de Rome depuis des siècles. On pense, avec le sourire, que l’organisation ressemble comme deux gouttes d’eau à celle des jeunesses communistes : sections, bulletins, drapeaux, rencontres, chants de ferveur… Laurette convoque chaque mois les jeunes filles pour un «cercle», organise les congrès annuels, correspond avec le Centre cantonal situé à Sion. Elle diffuse les «Orientations» et «Lettres aux propagandistes» signées par l’aumônier du Centre, qui répandent la parole de l’organisation jusque dans les foyers.

A l’Ecole de Commerce de Martigny, sœur Marie-Louise, Française de grande famille, a encouragé Laurette, fille d’un petit paysan peu clérical. La Sœur lui inculque ce français châtié, cette prononciation distinguée qu’elle gardera toute sa vie Elle aime à prendre des responsabilités. Le vieux gamin lit l’allocution de 1941, tracée de sa main, prononcée devant la section qu’elle préside:
«L’amour de la patrie est inné en tout homme et nous avons devoir de la garder, cette Patrie, non seulement contre toutes les influences et les attaques du dehors, mais aussi contre les institutions qui minent son pouvoir du dedans. […] Soutenir nos autorités sans toujours chercher le pourquoi des choses en pensant qu’elles agissent pour le grand bien du pays en sachant des choses que nous ne connaissons pas. […] Notre programme de cette année sera le redressement du sens moral. […] Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une véritable vague d’immoralité passe à l’heure actuelle sur le monde. Tout se ligue contre la jeunesse pour lui faire perdre le sens moral, le sens de la pudeur qui est sa plus belle parure, et aussi sa force la plus ardente. Les conversations, les lectures, les modes, les cinémas, tout contribue à cet affaiblissement du sens moral que nous déplorons

Laurette possède deux petits carnets noirs, plus personnels, pour des notes sur les activités jacistes. Vers Noël 1940, elle y copie une prière:
«O divin enfant Jésus qui voulez le salut de tous les petits enfants, délivrez nos malheureux petits frères russes de tout ce qui les empêche de Vous posséder sur la terre… Sauveur du monde, sauvez la Russie.»

La grande peur des associations chrétiennes, entretenue par les autorités ecclésiastiques, c’est le reflux de la foi et les horizons matérialistes. Car depuis 1917, un spectre hante l’Europe, celui du communisme. Parmi les démocraties libérales, la Suisse devient l’un des hauts lieux de lutte antibolchevique. Le conseiller fédéral conservateur Jean-Marie Musy a fait adopter en 1932 l’interdiction d’engager des communistes dans l’administration fédérale. Il fonde l’Action suisse contre le communisme en 1936. En 1940, il adhère au projet européen des Nazis. Dans la population, le seul nom de Moscou devient très tôt objet de hantises. La Gazette du Valais note dès 1918:
«La misérable grève du Soviet d’Olten, appuyée par les fonctionnaires fédéraux des machines et des trains, a dû montrer à ces bolchévistes, «façon russe», que leur œuvre néfaste de décomposition sociale ne réussira jamais dans un pays où règne l’ordre, le travail et le patriotisme. […] Mais que ces fous-furieux prennent garde! Le peuple veille, […] il dressera des gardes civiques jusque dans les hameaux les plus reculés, il veille, l’arme au poing, et quand le moment sera venu de remettre ce tas de malandrins à la raison, il cognera dur.» («Veillons!», La Gazette du Valais, 26 novembre 1918)

En cette fin des années trente, la presse jaciste dénonce ce qu’elle nomme déjà les «états totalitaires» hostiles au Christ. Dans La Gerbe de 1938, l’article «Une question angoissante se pose à nous» développe une géopolitique des régimes autoritaires:
«Le totalitarisme étatique est devenu une espèce de foi matérialiste qui revêt des formes différentes selon les pays qui l’ont adopté. […] Ces pays […] n’aspirent à rien moins que la domination de la planète.» (no. 10, novembre 1938)

Sans doute son rédacteur pense-t-il à l’Allemagne, l’URSS et l’Italie. Mussolini parle à cette époque de stato totalitario, mais il en fait un idéal politique: celui d’un Etat fort qui prenne en main le destin du peuple. A ces formes hostiles au Christ, La Gerbe oppose «le totalitarisme chrétien, celui-là seul qui doit transporter des montagnes.». Le 9 décembre 1938, Laurette écrit à la propagandiste régionale le rapport des activités jacistes:
«Nos cercles religieux nous ont fait réfléchir aux théories communistes et racistes. Ils nous ont mis en parallèle la puissance de l’Eglise et celle des marxistes. Nous avons pris comme résolution de ces cercles: 1) de mieux nous documenter sur le communisme et le racisme et de savoir pourquoi leurs attitudes sont nettement antichrétiennes; 2) de prier pour que notre jeunesse locale ne se laisse pas entraîner par ces théories; 3) de prendre une attitude plus fièrement chrétienne lorsqu’on critique notre religion

Elle découvre la tourmente de l’Histoire européenne en cours et fait son éducation politique, mentionnant au passage l’URSS et l’Allemagne de Hitler, mais aussi le régime de Mussolini engagé dans son ultime guerre coloniale. Dans un rapport d’activité non signé, une militante revient sur les discussions villageoises autour du Pape:
«L’entrée en guerre de l’Italie a suscité de nombreuses discussions et notamment on a beaucoup critiqué le Pape. Les Jacistes décident de remettre en place les gens qui attaquent le Pape et si possible de démentir les fausses nouvelles, telles celle-ci: le Pape a béni les canons de la guerre d’Ethiopie. […].»

Dans les échanges des filles jacistes, la politique reste cependant au second plan, parce qu’elles n’ont pas le droit de vote… Le mouvement met l’accent sur la famille et les préoccupations sociales.
 

Qu’est-ce que la Jeunesse agricole catholique (JAC)?

Créée en France en 1929, la J.A.C. émane du catholicisme social, promu par l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII. Celle-ci rejette dos à dos le libéralisme et le socialisme et déploie la mission sociale de l’Eglise dans les milieux populaires: rechristianisation, éducation, mais aussi soutien aux familles pauvres. S’y ajoutent les organisations sœurs, la J.O.C. («Jeunesse ouvrière catholique», 1926) et la J.E.C. («Jeunesse étudiante catholique»). En Suisse, la J.O.C. tient son Congrès national en août 1944 devant 20 000 participants. A cette occasion, les conseillers fédéraux conservateurs Philipp Etter et Enrico Celio publient des lettres de félicitations aux militants.

La J.A.C. française comptait, en 1938, 87 fédérations et 1600 sections, soit environ 20 000 adhérents. S’y ajoute l’organisation réservée aux filles, la J.A.C.F. qui regroupe près de 1000 sections et 84 fédérations en 1940. Après ce succès fulgurant, elle décline dès les années 1950 pour s’étioler au cours de la décennie suivante.

* Temps mort. Une jeunesse jaciste (1937-1945), Editions d’en bas,
Lausanne, 2014, 95 p. cahier d’illustrations. En librairie ou sur commande: enbas@bluewin.ch.
Internet: www.enbas.net

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