Contrechamp

S’ÉMANCIPER DU CONSUMÉRISME

SOCIÉTÉ • Le capitalisme tel qu’il est aujourd’hui peut-il encore être source d’épanouissement social et subjectif, de félicité pour la condition humaine? interroge Miguel D. Norambuena, qui pointe les «maillons de plus en plus serrés» du contrôle social et des nouvelles formes d’exploitation.

«La richesse du temps est inversement proportionnelle à la richesse matérielle. Nous n’avons pas le temps, alors même que nous en gagnons toujours plus.» Hartmut Rosa, philosophe allemand

«C’est ce qui ne figure pas dans un bilan qui l’a emporté dans notre choix: la beauté du lieu, le silence, l’air pur… La confiscation de ces valeurs par le PIB et le PNB est une des plus grandes exactions que la modernité commet contre l’humain.» Pierre Rabhi, paysan, philosophe et essayiste français d’origine algérienne

Depuis Descartes (1596-1650), la pensée occidentale n’a cessé de se scinder: d’un côté la pensée et, de l’autre, le vécu et l’expérience. Par besoin de rationalité, de calcul et de science, on a séparé ce qui, dans la vie de tous les jours, va ensemble. La pensée d’une part et l’expérience du vivre au présent de l’autre. Comme il est commode de croire que l’action de l’homme est dissociée de la «nature» ou de l’environnement, et que l’on peut penser la Ville et le Monde depuis un bureau, derrière un ordinateur, sans se donner la peine de l’expérimenter in vivo et de pouvoir ainsi «entendre»1 value="1">Mark Hunyadi, L’Homme en contexte, Cerf, 2012. sur place ce que l’une et l’autre nous racontent.
D’un côté, le discours et, de l’autre, le ressenti, l’émotionnel et les sensations de chaque personne avec son histoire, ici et maintenant, expérimentant l’instant présent. Le premier peut tout dire –et son contraire! Le second se dévoile irrémédiablement dans l’expérience même de l’existence, douloureuse parfois. D’une part, le monde des idées et des idéologies, d’autre part, celui du réel, si l’on convient provisoirement que le réel est la réalité qui nous entoure malgré nous.

Nous pouvons convenir qu’en Occident, notre philosophie, depuis qu’elle existe, est celle de la quête sans fin du bonheur. Un bonheur qui, une fois atteint, n’est plus, s’étiole et disparaît. D’après François Jullien2 value="2">François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011., l’idée occidentale de la quête infinie du bonheur nous vient de la Grèce ancienne: Platon puis Aristote concevaient le bonheur comme la finalité de la vie et le croient inhérent à la condition humaine. La dichotomie entre l’expérience et la pensée qui érige le bonheur comme finalité de l’humanité constitue un des fondements de la pensée européenne et occidentale. Cette philosophie est à l’opposé, par exemple, de la pensée chinoise. En effet, les soucis des anciens Chinois se situaient plutôt du côté d’une logique de transformations continues. Il était question, chez ces anciens, de la vie, de processus continu, mouvement, renouvellement et évaluation qualitative au présent, et non hypostasié à un au delà ou un ailleurs.

En Occident, cette idée du bonheur comme finalité est devenu le moteur principal de vie. Bien plus tard, elle va rencontrer un relais tout a fait significatif et récurrent: la figure emblématique de Sigmund Freud (1856-1939) va marquer une nouvelle ère. En effet, ce dernier, pour ne nommer que lui, fonde la psychanalyse, développe l’idée de l’inconscient, puis celle du désir et du manque. Le désir –de vivre, pour faire court– est, en psychanalyse, animé par le sentiment de manque et celui-ci devient pour la psyché le fondement de notre existence. Ainsi, la vie de chacun –ce qui est fait ou ne l’est pas– est une course inlassable, insatiable, sans répit et parfois douloureusement dramatique, ayant pour but de combler et assouvir indéfiniment ce manque.

Du côté économique, la notion de progrès, qui autrefois jouissait de quelques lettres de noblesse –au sens de progrès économique ou social–, serait à présent complètement subsumée par le binôme accélération/croissance, dont parle le sociologue allemand Hartmut Rosa dans son livre Accélération3 value="3">Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.. Nos sociétés contemporaines davantage asservies au rétrécissement du temps et de l’espace, avec la miniaturisation et numérisation exponentielle des écrans communicationnels et interactifs, deviennent ce que Gilles Deleuze avait nommé les sociétés de contrôle. Ces dispositifs de contrôle, plus horizontaux que verticaux, grâce aux caractères acentrés, «liquides»4 value="4">Zygmunt Bauman, Le Présent liquide – Peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil, 2007. et reliés par une infinité de réseaux, seraient qualitativement davantage intensifs et prolifiques, où chaque personne peut être localisable à la nanoseconde près.

Autrement dit, chacun est saisi, pris et asservi psychiquement et émotionnellement dans une célérité sociale et existentielle croissante, avec le sentiment de vivre dans l’urgence en permanence. Cette célérité exponentielle pousse chacun à se «compresser» émotionnellement et psychiquement vers un productivisme accru où il est question de vivre dans une temporalité au rabais. Une temporalité ressentie comme un «trou noir», consumériste au paroxysme, en perpétuelle avidité anthropophagique –hémorragie narcissique– et marchande.

Grâce à l’autonomie dont jouissent les technosciences du politique et les instances de régulation démocratique, l’accélération exponentielle de la vitesse et le toujours plus vite (Paul Virilio) rejoignent le binôme accélération/croissance de H.Rosa: gain de temps avec surplus d’activité, l’un ne pouvait plus aller sans l’autre. Ainsi, le rêve du temps libre –de la rencontre vivifiante avec soi-même, le cosmos, le monde– serait passé littéralement aux oubliettes et ne serait plus à l’ordre du jour. En effet, d’une façon compulsive sinon obsessionnelle, massivement, il sera toujours question de faire plus, peu importe quoi, dès qu’une plage de temps libre se libère. Bref. Un progressif processus de «décivilisation» entrepris au détriment d’une écologie mentale, sociale et environnementale harmonieuse.

Cette nouvelle donne serait déjà, et de l’intérieur, en train de porter un coup fatal à ce qu’on appelle communément démocratie. Tantôt à droite comme à gauche de l’échiquier politique, tous demeurent assujettis à l’idée que la croissance, appelée l’«accélération/croissance», est le seul remède vis-à-vis des inégalités sociales ainsi que des injustices qui frappent la planète. Plus encore. Qui dit «accélération/croissance» dit aussi maximisation de la production et de la rentabilité, et donc de la compression du temps/travail humain.

Ainsi, tel qu’il est, ce système ne peut plus se passer de manipulation des esprits. Jadis, il s’agissait d’une innocente et «gentillette» réclame, appât pour attirer les consommateurs qui avaient encore le pouvoir et la capacité de choisir: un des ingrédient phare de la démocratie! A l’ère de l’accélération/croissance, il s’agit d’une manipulation de mentalités «soft», sinon «light», mais hautement intensive! Cette capacité de subjuguer les mentalités vient essentiellement de l’instrumentalisation psychologique en vue d’établir la meilleure emprise subjective entre l’émotionnel et la psyché de chacun.

Concrètement, c’est de généralisation de la «manipulation de l’émotionnel avec le fonctionnel» qu’il s’agit. Depuis la deuxième guerre mondiale, nous vivons sous le régime de petits ou grands mensonges publicitaires. La théorisation et la mise en pratique de la musique d’ambiance, à titre d’exemple, pour conditionner les «stimuli» des consommateurs, date de 1930.

Un autre exemple parmi tant d’autres est celui de la théorie du «fun» chez Volkswagen, qui utilisait cette mélodie pour appâter les consommateurs. Sans parler des grandes surfaces commerciales, des MacDonald’s, etc. qui utilisent des effets musicaux afin de «happer l’oreille du passant qui resterait trop distrait»5 value="5">Juliette Volcler, Le Son comme arme, La Découverte, 2011..

Dans ce contexte sociétal de dépérissement subjectif comme objectif de l’être en société, où la subjectivité de chacun est constamment privatisée et «occupée», au sens propre comme au sens figuré, René Kaës a bien saisi le gouffre civilisationnel dans lequel nous nous trouvons. Il désigne dans son livre Le Malêtre6 value="6">René Kaës, Le Malêtre, Dunod, 2012. comme «l’effritements des garants et des méta cadres de la vie psychique», aux sources de la souffrance psychique propre à notre culture occidentale contemporaine, à savoir: «l’impossibilité de se constituer, de se reconnaître et d’être reconnu comme un sujet humain».

Cette dramatique impossibilité de se «réinventer ontologiquement», afin de pouvoir se sentir librement «soi-même», incarné présentement dans sa tête, son corps et le monde, peut encore croître! Sans un bouleversement radical du paradigme sociétal consumériste en vogue ni portes ouvertes vers des nouvelles pratiques sociales, ontologiquement gratifiantes et non désubjectivantes, comme c’est le cas actuellement, le sentiment et la souffrance psychique du vide existentiel vont s’aggraver davantage. Le consumérisme frénétique actuel ne pourra jamais se substituer au processus d’émancipation personnelle de saisie de soi: processus de résubjectivation que chacun doit s’efforcer de faire au contact quotidien avec les autres. Ceci, afin de pouvoir entreprendre son propre épanouissement et joie de vivre!

Seul un doux mais vigoureux bouleversement du paradigme consumériste vers une nouvelle convivialité contemporaine, une nouvelle culture et une nouvelle croyance du «pourquoi vivre dans ce monde» peut éviter le risque de glisser vers ce que j’appelle le sentiment de non-être.

Un sentiment de non-être qui peut de toute évidence se cristalliser irrémédiablement dans la subjectivité des jeunes et des moins jeunes vers un sentiment chronique de non-être nulle part. Il est encore possible de cesser de vivre dissocié, désincarné et de pouvoir raccourcir, pour paraphraser Daniel Cohen «l’écart entre les intentions et les réalisations qui reste abyssal»7 value="7">Daniel Cohen, La prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel, 2009.. Au regard des bouleversements qui touchent en ce moment les quatre coins du monde, et avec un certain optimisme, disons pour finir avec le sociologue Alain Caillé8 value="8">Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’Eau, 2011., que la question sociétale aujourd’hui touche plutôt la philosophie politique que la politique économique.

Enfin, pouvoir se rendre à l’évidence que la croissance (PIB) ne rime pas –s’il eut été une fois le cas– avec le sentiment de bien-être, ni de liberté et moins encore, aujourd’hui, avec celui de démocratie.

Notes[+]

* Directeur d’un centre d’hébergement et d’animation psychosociale à Genève, auteur notamment de Temuco, Tricorne, 2009 et de De l’animation psychosociale à la Clinique du quotidien. Le centre Racard, critique et clinique, L’Harmattan, 2010.

Opinions Contrechamp Miguel D. Norambuena

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