Et pourquoi pas Blocher?
La polémique était à prévoir. Car le Festival de Locarno, dont la 66e édition bat son plein, donne chaque année l’occasion de remplir les pages des quotidiens entre deux accidents de train – qu’il s’agisse d’une énième bisbille entre cinéastes suisses et Office fédéral de la culture (OFC), d’un film jugé choquant (Baise-moi en 2000, L.A. Zombie en 2010, cette fois Feuchtgebiete d’après le roman de Charlotte Roche), ou d’un documentaire helvétique au sujet politique: Vol spécial de Fernand Melgar hier, L’Expérience Blocher de Jean-Stéphane Bron aujourd’hui.
Depuis deux semaines, sans avoir encore vu le film (dévoilé hier soir sur la Piazza Grande), la presse suisse s’interroge sur le bien-fondé d’un documentaire consacré à Christoph Blocher, relayant les déclarations de politiciens de tous bords. A droite, on craindrait un film à charge de la part d’un cinéaste qui ne compte pourtant pas parmi les plus engagés. A gauche, on déplore une publicité superflue offerte au tribun de l’UDC aux frais du contribuable, puisque L’Expérience Blocher a été soutenu par l’OFC à hauteur de 260 000francs. Mais en 1996, quand Locarno sélectionnait Jean Ziegler, le bonheur d’être suisse, les rôles étaient inversés: s’indignant d’une subvention fédérale de 85 000 francs accordée au film, l’UDC était parvenue à faire voter une coupe de 1 million dans le crédit de l’aide au cinéma. Puis en 2006, c’est un projet de documentaire sur Moritz Leuenberger qui se voit refuser un financement de l’OFC sur intervention du Conseil fédéral, où siégeait alors… Christoph Blocher!
C’est donc avec une nouvelle distribution, où quelques socialistes tiennent un rôle inédit, que se joue aujourd’hui un mauvais remake polémique. Quand bien même l’affaire Hirschhorn a encore rappelé en 2004 à quoi mène ce débat-là – avec la suppression de 1 million au budget de Pro Helvetia, en représailles à une exposition subversive soutenue par la fondation.
A moins de considérer que la chose politique devrait être interdite à un cinéma helvétique qui de fait ne peut vivre sans subventions, l’existence d’un tel documentaire ne saurait être remise en cause. Le chef de file de l’UDC, figure incontournable qui a marqué en profondeur le paysage politique suisse, méritait bien un film – au même titre qu’Henri Guisan (Le Général Guisan et son temps de Claude Champion, 1995) ou Elisabeth Kopp (Voyage en hiver d’Andres Brütsch, 2007).
Aux spectateurs ensuite d’apprécier l’intérêt et le propos de cette entreprise forcément périlleuse. Le réalisateur de Mais im Bundeshuus – Le Génie helvétique a-t-il succombé à sa propension à l’empathie? S’est-il fait manipuler par le stratège de l’UDC? Le charismatique Blocher en sort-il grandi? Si on estime après vision qu’il s’agit avant tout d’une expérience cinématographique fascinante, les avis resteront sans doute partagés. Mais en l’absence à Locarno du producteur portugais Paulo Branco, président du jury très remonté contre Vol spécial en 2011, le documentaire de Jean-Stéphane Bron ne risque au moins pas d’être taxé de film «fasciste»!