Chroniques

Sortons les poussettes

 
Mauvais genre

«Touche pas à mon pote!» Quelques nostalgiques s’en souviennent encore, c’était avant-hier: les antiracistes en avaient fait leur mot d’ordre. Mais on n’en a plus rien à faire des potes, aujourd’hui, le terme semble d’ailleurs tombé en désuétude. A la place, c’est l’inscription «Touche pas à ma mère et à mon père!» qu’on a pu voir fleurir sur les banderoles, à Paris et en province, dans les manifestations contre le mariage homosexuel. Foin de la solidarité, de la fraternité – l’amitié même a passé au panier; les vraies valeurs sont de retour: celles de la famille. On avait cru cette dernière menacée, éclatée, décomposée-recomposée: elle s’est ressoudée. Autour de la poussette. Et dans la rue, sur les boulevards ou les grands-places, un seul cri semble vouloir monter aux cieux: «Touche pas à ma poussette!»

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la voiturette à poupon s’est faite réversible: bébé pouvait regarder maman (c’était du temps où papa ne poussait pas) ou lui tourner le dos; la relation était close, en un échange de regards entre mère et enfant, ou bien ouverte sur le monde. Les foyers les plus traditionnels optaient alors pour la version protectrice, face à face, en soustraction à l’hostilité du dehors. Les mêmes, désormais, ont passé à l’offensive, avec bébé en première ligne, version obus de canon. En rangs serrés, défiant charges policières et gaz lacrymogènes, les poussettes sont descendues à l’assaut des villes et de la chienlit, le jour du Seigneur, comme l’ont voulu de judicieux organisateurs: soit celui où les églises sont ouvertes mais les crèches fermées.

Et toute la famille est là, à la fête comme elle ne l’avait plus été depuis l’époque bénie du Maréchal Pétain: deux, trois, quatre générations, bien accrochées à la barre du landau. Mais papa un peu plus que les autres. Parce qu’il faut un papa et une maman. Parce qu’il ne faut pas seulement une maman, il faut aussi un papa. Un papa qui n’a pas juste craché dans une pipette. Un papa qui sait viser au bon endroit et qui est tout fier de le prouver. Pousse, papa! Et papa pousse – avec d’autant plus de satisfaction que dans la cohue et le brouhaha, bébé peut brailler tant qu’il veut: ce n’est de toute manière pas là qu’on va changer les couches. Coincé, le marmot. Obligé de filer droit. Et ce qui vaut pour aujourd’hui vaudra pour demain: les photographes sont là, immortalisant la scène. Car le doute s’est insinué dans les ménages, avec toutes ces histoires d’invertis: qui te dit, ma chérie, mon chéri, que ce que nous poussons n’est pas une vilaine gouine, un affreux pédé? On gardera la photo sur la commode du salon. Le jour où le fils ou la fille voudra sortir du placard, on le renfournera illico dans la poussette: pour nous, qui t’aimons, tu ne l’as jamais quittée, tu ne la quitteras jamais!

Ce n’est qu’un usage parmi d’autres de la poussette, dans le contexte des manifestations de rues. Mais elle peut servir toutes les causes, pour autant qu’on sache la manier adroitement. On vient d’en voir à Athènes, qui protestaient contre la fermeture des chaînes de télévision publiques. Rien d’étonnant à cela: devant le petit écran, nous sommes tous des bébés ébaubis et baveux. Quelques semaines plus tôt, comme le montrait Le Courrier dans son édition du 21 mai, elles étaient aussi au rendez-vous pour la marche en mémoire de la jeune Marie, victime d’un tueur récidiviste. Le message est là moins clair. Ce qui est toutefois bien certain, c’est qu’on n’a pas vu se déployer, sur les calicots, des slogans du genre «Hétéros = assassins». Qu’on arrive pour une fois à échapper à un amalgame, cela mérite d’être salué.

Mais nous les reverrons, les poussettes. En temps de moutons blancs et moutons noirs, il est normal de convoquer les agneaux. Car les étrangers rôdent. Et n’est-ce pas ce que chuchotent sournoisement ces landaus? Gare à l’étranger qui se penche sur nos berceaux; à tous les étrangers, à tous ceux qui ne sont pas de notre petite famille. Sortons les poussettes. Mais n’y touchez pas!

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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