Chroniques

Injuriez-moi

 
Mauvais genre

Injuriez-moi. Tout se perd, même l’injure. Du plus loin de mon adolescence, je me souviens des pédé, fiotte, tantouze…; ils sortaient quasi mécaniquement, manquaient assurément d’originalité, de subtilité: mais leur caractère convenu, en lui-même, recelait quelque chose de rassurant. On évoluait en terrain familier: tel mot, tel geste vous valait l’injure; on l’attendait, si on ne la sollicitait pas. Et voilà qu’elle pourrait disparaître, ainsi que toute une époque avec elle: celle de l’injure déjà confectionnée, prête à l’emploi, franche et brutale, pas même pensée dans bien des cas. Les discours se font désormais pervers, chantournés, hypocrites; ou les mots cèdent la place aux huées informes, aux coups.

Les députés genevois se sont élevés contre l’homophobie. Cela fait plaisir. Ils en demandent la condamnation par la loi, dans la Constitution fédérale et le Code pénal. Cela m’inquiète. Il y a sans doute déjà des dispositions juridiques assez fermes contre le harcèlement, contre les agressions physiques ou verbales; je ne suis pas sûr que les spécifications de ce type y ajoutent beaucoup. Mais surtout, je voudrais qu’on épargne ces bonnes vieilles injures. Une députée a explicitement formulé le souhait que des jeunes ne puissent plus utiliser l’expression sale pédé. Je regretterais que celle-ci tombe sous le coup de la loi. Il est toujours triste de voir des mots qui meurent: et j’inciterais bien plutôt à la reviviscence des termes insultants devenus obsolètes; j’exigerais la variété dans les cours de récréation. Punition: trouver vingt synonymes au moins, avec si possible tout le charme de la désuétude, qui ferait oublier l’odeur des bûchers.

Plus sérieusement, je ne crois pas à la peine, dans ces cas-là. La prison? On n’y enseigne pas précisément l’homophilie. L’amende? Comme par hasard, ceux qui recourent aux mots les plus crus sont ceux dont le porte-monnaie sonne le plus creux. On les contraindra peut-être à refouler les termes, et peut-être aussi la haine, mais au risque qu’elle s’en trouve encore exacerbée. Rien de plus négatif que le refoulement. D’abord pour celui qui doit retenir l’injure toute prête à éclater. La lâcher procure un intense soulagement; la garder pour soi, c’est la laisser fermenter au-dedans, ronger, miner. La lutte contre le cancer passe assurément par le droit à l’injure. A défaut de pouvoir être remboursée, cette dernière devrait être rémunérée par les caisses-maladie. Songez à votre santé: injuriez-moi.

Mais pour l’injurié aussi, l’expérience peut s’avérer positive. Quand on me traite de sale pédé, je sais au moins à qui j’ai affaire. Cela ne m’apprend rien sur moi-même; mais ça me dit beaucoup sur mon interlocuteur, et de manière extraordinairement synthétique. Dans un contexte différent, le «casse-toi pôv’con» de Sarkozy a plus fait pour révéler l’indigence lexicale et intellectuelle de l’Ex que toutes ses interventions télévisées. Il y a dans l’injure un portrait moral concentré, condensé, qu’il serait regrettable de sacrifier. J’aime à voir les choses en face, dans toute leur crudité. Si l’interdit pouvait favoriser des tours de langage plus raffinés, oui sans doute, j’applaudirais. Mais en matière d’homophobie comme de racisme il ne faut pas trop en demander; c’est toute la platitude de la mesquinerie hypocrite et sournoise qui vient occuper la place.

Et puis, ce qui peut-être me gêne le plus, dans cette indignation devant l’injure, dans sa condamnation, c’est la mentalité qui la sous-tend: la prétention à la pureté, un puritanisme moral qui implique le rejet, violent, du sale, justement. Et cette image de soi qu’il faut renvoyer: celle d’un homo propre sur lui, immaculé, et fier de l’être, au moins une fois par an, avec l’approbation attendrie de papa-maman. Une forme d’eugénisme par réhabilitation; aucun vice, pas la moindre tare, tous parfaits, prêts à défiler – vous qui nous regardez, souriez de toutes vos dents, opinez du bonnet: mon Dieu qu’ils sont mignons!

Il est vrai que je me douche tous les jours, que je ne me crois pas plus vicieux qu’un autre; mais j’avoue hausser les épaules quand on veut me faire le coup du mépris. Il faut que devant mes désirs on se sente plus mal à l’aise que moi pour chercher à les salir. Allez, si ça peut vous soulager, injuriez-moi, rajoutez-en même une couche, j’ai bon dos. Et l’on pourra peut-être discuter sérieusement après.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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