Chroniques

Big Brother se regarde lui-même

L’IMPOLIGAPHE

Orwell n’était peut être pas si pessimiste qu’on le croit et que lui-même se plaisait à le faire croire, ayant traversé bien des raisons de le devenir. Mais imaginant 1984 comme une sorte de perfection des pouvoirs et des mensonges qu’il eut à combattre et à dénoncer, à commencer par ceux qu’il vit à l’œuvre en Espagne, où ils avaient les traits repoussants du fascisme et du stalinisme, l’un fusillant de face et l’autre dans le dos, il ne paraît pas assez clairement avoir prévu que nos années présentes puissent avoir fait un pas de plus, nous éloignant certes de la grise désespérance qu’il décrivit, mais en nous installant dans une sorte de suave voyeurisme non moins calamiteux: celui d’une surveillance généralisée non plus imposée par un pouvoir absolu, mais demandée par des populations apeurées.
C’est ainsi que l’aimable Conseil municipal de l’aimable Ville de Genève traitera aujourd’hui d’une pétition de l’aimable parti démocrate-chrétien (qui aurait préféré en faire une initiative mais y avait échoué au stade de la récolte de signatures), en faveur d’un développement de la vidéosurveillance dans l’espace public de Piogre – cela même à quoi le Conseil municipal de Lucerne appelle à renoncer, pour cause d’inefficacité…
Pourquoi cette demande à Genève de ce dont on s’apprêterait à renoncer à Lucerne? Pour lutter contre la délinquance? Mais filmer des délinquants en train de se livrer à leurs coupables activités, ce n’est évidemment pas réduire la délinquance, si c’est, peut-être, en accélérer la répression. Or par définition, celle-ci n’intervient qu’une fois l’acte répréhensible commis, et n’empêche nullement sa commission. Surtout lorsqu’il s’agit de récidivistes qui se tamponnent le casier judiciaire d’être une fois de plus alpagués…
Alors, la vidéosurveillance, pourquoi? Pour rassurer le bon peuple en le filmant, lui, vaquant à ses occupations ordinaires (ou moins ordinaires)? Sans doute… Mais dissuadera-t-on ainsi quelque voleur à la tire de se livrer à la sienne, d’occupation? Evidemment pas…
Au fond, le but de cet exercice sans effet sur sa cible annoncée ne serait-il pas à rechercher plutôt dans la posture de qui installe les caméras que dans la réalité de qui est par elles filmé? Big Brother (ou son petit brother genevois) ne demande pas à ceux qu’il regarde autre chose que de la reconnaissance pour le regard qu’il porte sur eux.
«La crédibilité d’un gouvernement ne se mesure-t-elle qu’à sa capacité d’insinuer la peur chez ceux qu’il administre?», se demandent, faux naïfs, les anars du Monde Libertaire… Bonne question, camarades, et bonne réponse contenue dans la question elle-même… Il existe, disait Victor Hugo, une «connivence tacite, non voulue, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur»; tacite, peut-être, mais certainement pas non voulue puisque cette connivence s’objective aujourd’hui dans un appareillage, celui de la vidéosurveillance, qui est aussi, au regard de son prétexte sécuritaire, un placebo coûteux, inefficace, pervers – mais rassurant: un grand frère vous regarde… A moins qu’en réalité, ce soit lui-même qu’il regarde, ce Narcisse, et qu’il filme en vous filmant…

* Conseiller municipal plus ou moins socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

Connexion