Chroniques

Nos poètes analphabètes

D’OUTRE-SARINE
Eh ben ça alors… Rien que des beaux noms, et peut-être de futurs grands, ici à Soleure. Aux Journées littéraires, tenues ce week-end sur les bords de l’Aar, Peter Stamm côtoyait Helon Habila, Pedro Lenz Thomas Bouvier, Charles Lewinsky Alberto Nessi. Les lectures ont été suivies par un public passionné, attentif et fourni, qui se gondole, se pâme, laisse entendre voler une mouche et envahit en grappe les terrasses de la jolie capitale soleuroise. Et voilà qu’au beau milieu de toute cette culture tombe une petite bombe: les Alémaniques sont analphabètes, lance Alexandra Schraitach. Analphabètes, ces amoureux du verbe qui se pressent toute la journée pour le seul bonheur d’une lecture? Analphabètes, les formes et les pratiques qui fleurissent ici, du jeu littéraire Icon poet aux Spoken words – quelque chose comme notre poésie sonore? «Dans le monde arabe, il existe le même fossé qu’ici, explique, l’œil bateleur, l’auteure grandie au Liban. Nous écrivons une langue que l’on ne parle pas, le haut-arabe, et nous parlons une langue qui ne s’écrit pas. Quand on ne lit ni n’écrit sa langue, on est analphabète.» Et voilà!
L’auteure qui faisait paraître en 2009 Dâiman Coca-Cola, (traduit cette année en anglais, Always Coca-Cola) évoque aussi la pression éprouvée lorsque l’écriture prend la forme d’une traduction, quand la langue utilisée voile le quotidien au lieu de le dévoiler: «Tous les trucs ‘chauds’ dont on parle parfaitement en dialecte prennent un tour étrange dans l’arabe littéraire – un tour irrespectueux et décalé en tout cas. Et les personnages peinent à évoluer dans cette langue pétrifiée.»
Pas pétrifiée, en tout cas, la création analphabète. Vendredi soir, 350 personnes se pressaient au Kofmel, une salle de concert qui accueillait récemment Uriah Heep – si, ils existent toujours. La Nuit du dialecte fêtait ses dix ans d’existence d’une explosion un peu éclectique de performances, cabaret, chansons et poésie sonore. Car cette langue qui ne s’écrit pas s’écrit à nouveau davantage. Son patrimoine, constitué surtout de poèmes et de textes brefs, vient d’accueillir son premier roman depuis longtemps, De Goalie bin ig, de Pedro Lenz – bientôt traduit en français, déjà traduit en allemand. Et si les plus âgés peinent encore à déchiffrer cette langue que la plupart ne pratiquent qu’orale, les plus jeunes rigolent: il y a longtemps que leurs sms les ont sortis de l’analphabétisme.

* Journaliste au Courrier.

Opinions Chroniques Dominique Hartmann

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