Contrechamp

LE CENTRE RACARD, ESPACE INVENTé

PSYCHOSOCIAL • A Genève, le centre d’hébergement et lieu de vie avec soutien psychosocial Le Racard accueille les personnes souffrant de graves problèmes chroniques de la personnalité. Eclairage sur une tentative d’hospitalité réparatrice.
L’animation psychosociale telle qu’elle est pratiquée au Racard DR

«Il faut détruire de toute urgence, chez nos contemporains, l’illusion pernicieuse qu’il existerait à la souffrance une solution technique.»
Daniel Schurmans1
Dans le paradigme de l’aide sociale et psychiatrique à Genève, un questionnement frappe nos portes avec empressement. Il concerne la prise en charge, l’accompagnement et le suivi des personnes qui présentent des troubles importants de la personnalité, des troubles qui persévèrent et qui font d’elles des demandeurs chroniques d’aide sociale et psychiatrique. Certes, Genève jouit d’un dispositif institutionnel social et psychiatrique unique, par sa diversité et sa performance. Toutefois, ce dispositif peine à s’adapter aux «mauvais patients», ou plutôt aux «mauvais bénéficiaires». Tout est fait, réfléchi et mis en place pour les «bons» patients, et donc les «bons» bénéficiaires. Celles et ceux qui n’arrivent pas à adhérer aux programmes et aux épreuves qui les accompagnent, les «mauvais» patients, sont voués à aller constamment d’échec en échec.
Ces personnes, dès lors, se vivent comme invalides et inutiles socialement, elles ne se sentent ni reconnues, ni acceptées pour ce qu’elles sont, et ce sentiment est souvent profondément intériorisé. Pour être un tant soi peu acceptées, elles finissent par apprendre à dire ce que l’interlocuteur du moment attend d’elles; un processus d’adaptation forcée qui ne les aide pas à retrouver leur amour-propre, ni leur estime de soi.

Produire des rapports humains lorsque ceux-ci font défaut

Produire des «rapports humains» avec des personnes souffrant de troubles chroniques de la personnalité, voilà l’essentiel de l’approche, appelée l’«animation psychosociale», mise en place au Racard, centre situé au cœur d’un quartier populaire de Genève, la Jonction. Il s’agit, dans ce lieu, de tisser, de broder, de construire des ponts et des passerelles, de déjouer les impasses, de produire des bifurcations de sens et du lien social, lequel, dans nos sociétés actuelles, connaît des jours difficiles. Il s’agit, en fait, de produire des rapports humains lorsque ceux-ci font défaut. Car les personnes reçues sont souvent soumises à un sentiment de perte de leur intégrité psychique ou corporelle, à des excès de tonus dus à une prise excessive de psychotropes. Parfois, elles sont sollicitées par une urgence, par une voix, un son, un odorat ou par des perceptions diverses qui font soudainement une irruption épouvantable et insupportable dans leur espace personnel, mental ou corporel.
Le centre Racard est un «espace inventé». Il a été conçu depuis sa fondation2 – 1981 – comme une tentative située à l’interface, au voisinage des discours et des pratiques normatives courantes. Certes, ces discours et ces pratiques normatives rassurent. Toutefois, ils mettent aussi très souvent le prestataire dans une énième situation d’échec si les démarches qui lui sont proposées vont dans le sens de ce qu’il ne peut pas entreprendre, et le stigmatisent d’avantage dans son exclusion.
L’animation psychosociale telle qu’elle est pratiquée au Racard, basée sur l’hospitalité institutionnelle, évolue d’un jour à l’autre. Elle évolue au goutte-à-goutte, elle est non linéaire et ne suit aucun programme. Et si programme il y a, c’est celui d’habiter le moment, l’instant, le présent.
L’animation psychosociale récolte, saisit et redistribue des amas non symétriques de points de repères, qui confluent vers l’affirmation, le travail de deuil et l’acceptation de la personne, qu’il faut apprendre à accepter telle qu’elle est. Et, à partir de ce point de découverte, aider à saisir ses ressources.
Il s’agit donc d’une démarche de production sociale et subjective hic et nunc. Une démarche ou plutôt un «état d’esprit», un état de sensibilité à forger, qui vise la réparation subjective des personnes accueillies au gré et aléas des rapports, des actions et des mots quotidiens. Une sorte de musique enveloppante, faite d’une constellation d’hétérogénéités3: des voix qui résonnent ci et là, des odeurs et des arômes de cuissons au feu, des rituels de bougies sur la table, des changements de literie les fins de la semaine.
Le pari de cette proposition institutionnelle, non médicale et non éducative, est celui d’insuffler de la vie par nos présences au présent. Des présences réflexives, dépourvues de demandes impossibles à réaliser pour les personnes accueillies, afin d’insuffler du tolérable, l’expérience humaine du possible, même un instant, aussi court soit-il. Cette présence se déploie à l’ensemble des espaces et sous-ensembles d’espaces de l’habitat. Il s’agit d’une présence professionnelle, connective et rassurante. Une présence signalétique, affirmative des possibilités comme des limites de la culture institutionnelle en question. Une présence modelable en fonction de seuils de tolérance et d’intolérance de chaque résidant.

Un espace institutionnel non persécuteur, non envahissant et non intrusif

L’accoutumance à l’enfermement, l’isolement que la solitude non désirée crée, l’invalidation sociale, le sentiment de solitude sociale, familiale, affective et sexuelle chronique et parfois paroxystique que vivent les personnes reçues constituent des adversaires redoutables à toute tentative durable de réparation subjective. L’absence de relations sociales valorisantes fait dépérir le réflexe élémentaire d’ouverture vers l’autre. Et l’accélération en cours de l’individualisme que l’on observe dans nos sociétés occidentales ne laisse pas présager des jours meilleurs pour celles et ceux qui souffrent aujourd’hui de solitude4. De même, cette poussée d’individualisme est de mauvais augure pour la solidarité désintéressée au sein de nos collectivités. En effet, en pleine expansion de la mondialisation, chacun, à sa manière, se sent fondamentalement désemparé et s’épuise à rechercher un refuge protecteur, enfoncé tête et pieds soit dans son travail, soit en face des écrans cathodiques, soit encore dans sa chapelle «psy». Telle est la nouvelle figure de notre modernité. Une figure sociale autiste, clôturée sur elle-même et pratiquant l’«autruchopatie».
La question épineuse de la solitude des personnes reçues est donc située au centre de la pratique du Racard. Les professionnels de l’animation psychosociale font à tout moment un effort pour que l’évènement si rare de la rencontre puisse avoir lieu. Le pari consiste à produire des rapports humains dans un espace institutionnel non persécuteur, non envahissant et non intrusif. L’animation psychosociale va dès lors se concentrer dans le déploiement d’un espace institutionnel qui permette non seulement que la rencontre ait lieu, mais qu’elle soit aussi valorisante.
Il ne s’agit pas d’acculer les résidants à un quelconque comportement normatif ou moralisant mais de les faire évoluer dans cet espace inventé, dans cet espace potentiel, par allusion. Il ne s’agit pas d’insister sur les échecs précédents, ni de faire appel à leur volonté, puisque celle-ci leur fait, justement, souvent défaut, mais d’axer sur le «faisable», d’établir des connexions rassurantes, inscrites dans un mouvement, un contexte, un propos, un événement, ou encore un souffle ascendant. Il ne s’agit pas, enfin, de leur imposer des grilles préétablies, mais de les associer à l’effort de création et d’expérimentation de nouveaux territoires et univers de référence situés au plus près de leurs possibilités du moment présent.

Libérer un tant soit peu de cette cruauté invisible à laquelle nos collectivités participent par réflexe acquis

Pour mettre en mouvement cette disponibilité institutionnelle singulière et créer une «terre nouvelle» pour ces personnes, pour sortir du stigmate excluant et redondant dans lequel elles se trouvent socialement assignées, pour les libérer un tant soit peu de cette cruauté invisible à laquelle nos collectivités participent par réflexe acquis, c’est toute une «politique de la déférence» qu’il faut forger. Une «terre nouvelle» qu’il s’agit certes de forger extra muros, dans la société de «tout le monde», mais aussi intra muros, dans les institutions de soins, psychosociaux, c’est-à-dire dans les lieux «protégés».
Or cela implique un bouleversement important des mentalités, celles des autorités politiques et institutionnelles comme celles des citoyens et des professionnels de la santé, afin de sortir de l’idée qu’il n’existe qu’un seul critère du «bien fait»: que seul celle ou celui qui a la capacité de travailler dans le stress, l’anxiété et l’endurance reçoit les mérites et la reconnaissance de son entourage, de la société, et de ses supérieurs.
Ce vaste chantier de bouleversement des mentalités met au travail notre intériorité, car le «fou», en réalité, et depuis son humble position, ne fait que nous interroger, nous questionner, et ce bien plus profondément qu’on ne le croit. Ce personnage encore socialement si redoutable nous interpelle quant à nos consistances sociales, professionnelles et existentielles, il questionne notre extériorité sociale; nos liens, notre être-là, notre dehors avec les autres et le Monde. C’est certainement pour cette raison que le «fou», l’égaré ou le déviant fait si peur et que, malgré les époques, la société persiste à l’exclure.
Parler d’une «politique de la déférence», évoquer une «terre nouvelle», c’est aussi pouvoir s’approprier le temps, apprendre à se délier de la célérité exponentielle du temps qui non seulement nous file entre les doigt, mais plus grave, subsume notre vie. S’approprier le temps, c’est pouvoir faire vivre et articuler dans un même geste personnel et social une dimension anthropologique fondamentale. Celle de pouvoir se poser, s’arrêter un instant pour voir et regarder celle ou celui qui nous parle, pour pouvoir se poser aussi, et se rendre un instant disponible pour accueillir la présence de l’autre. N’est-ce pas là le fondement de toute culture?

* Directeur du centre psychosocial Le Racard et écrivain.
1 L’homme qui souffre, Puf, 2010.
2 Hébergement d’urgence et animation psychosociale, Le Racard ou renouer avec la vie, Ed. L’Harmattan, Paris, 1997; Le Racard: une institution d’aide psychosociale, l’utopie au cœur du présent, Ed, L’Harmattan, Paris, 2001; Les aquarelles d’Yvrose, Ed. du Tricorne, Genève, 2008; De l’animation psychosociale à la Clinique du quotidien, Le centre Racard, critique et clinique, Ed. L’Harmattan, Paris, 2010.
3 Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles. Préface Liane Mozère, Ed. L’Aube, 2011.
4 Cette progression exponentielle de l’individualisme en Occident va de pair avec la non moins exponentielle mutation informatique de la communication, qui crée un profond bouleversement des us et des coutumes de la socialité fondamentale. Il s’agit d’un processus quotidien de «lissage» de tout «point d’arrêt» et de toute la richesse structurante des usages spécifiques que l’on peut faire du temps, de l’espace social, familial et public. Autrement dit, de la différence qui existait jusqu’il y a peu, entre l’aire de la vie et celle du travail. La vie elle-même aurait fini par être subsumée, avalée, dévorée par le capital/travail. Pour paraphraser Toni Negri, la vie a été mise au travail, la vie est devenue quelque chose que l’on fait travailler dans un gigantesque réseau de labeur perpétuel. Cf. Philosophie Magazine, n°56, février 2012, p. 26.

Opinions Contrechamp Miguel D. Norambuena

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